Un coup de filet

Le grand public cultivé a certainement compris que la présence des roms sur notre territoire constitue un trouble caractérisé à l’ordre public et un obstacle à la quiétude du commerce et de l’industrie – surtout à l’approche des consultations électorales.

Il est six heures, heure légale, les pouvoirs publics, nos gardiens avisés, ont préparé une opération de grande ampleur, à deux semaines des élections municipales, contre quatre camps roms et de putatifs réseaux de prostitution. Tandis que s’estompent les longues brumes d’hiver douces et lentes, cent-quarante gendarmes et policiers tirent de leurs draps les cloportes tsiganes, les réunissent en grappes hors de leur cloaque, entreprennent de séparer les hommes des femmes. Comme ces gens (d’armes) ont reçu quelque leçon d’histoire naturelle, on met les enfants avec les femmes. En même temps que je vois le tableau, j’entends la voix de nos consciences exemplaires et autres dames de charité (autant de carrières quiètes dans la fonction publique) invoquer les heures les plus sombres de notre histoire. Du calme, têtes chenues et bavardes, citoyens engagés !

L’indignation ne sert à rien, strictement à rien, ou alors au traitement de la névrose sénile des bourgeois progressistes, ce qui ne devrait intéresser personne, étant précisé que la faculté d’indignation suppose la jouissance préalable de l’eau courante, de l’électricité, et l’appoint de nombreux voyages exotiques… Mais le meilleur est à venir et il échappe à votre compréhension, bien-pensants malhonnêtes à force d’idiotie. La plupart de ces femmes vendent leur corps alors que, parfois, leur utérus est déjà ou encore gravide. Il y a certes une ou deux crapules avérées qui tirent un bénéfice substantiel de la faiblesse sentimentale de quelques femmes, un ou deux hommes qui les contraignent : ceux-là on les appellera strizzi (en argot viennois tonton, signifiant souteneur) ; mais ce n’est pas le droit commun. Le plus souvent, il s’agira d’un mari, le compagnon de la prostituée, souvent le père de ses enfants, quelque chose comme ce que la police des mœurs appelait, quand elle avait des lettres, un julot casse-croûte. Ayant effectué son tri, la maréchaussée embarque comme témoins quelques dizaines de femmes à la vertu amenuisée, certaines d’entre elles accompagnées de leur progéniture. C’est une de celles-là que nous allons suivre : la maman du prodigieux petit Joshika. Belle femme à la profuse chevelure brune, elle tient dans ses bras sa petite dernière, âgée de quelques mois et, le petit Joshika sur ses talons, elle monte dans un fourgon, direction la gendarmerie. Une garde à vue qui se prolonge. Entre le moment où le coq a chanté et celui où nous nous trouvons, il a bien dû s’écouler sept à huit heures. Gendarmes et  gendarmettes sont fatigués, le tsigane est un gibier exigeant. On sert le café (sans doute pas aux gardés à vue), la belle dame brune somnole, sa toute petite fille dans ses bras. Soudain, trompant la vigilance de tous, le petit Joshika, deux ans, s’élance, son petit bras balaye la table à café, se saisit d’une tasse pleine, la vide d’un trait glouton. Un gendarme, dont je voudrais confier la mémoire à tous ceux que l’anthropologie passionne, s’alarme : « Il boit du café ?! » La mère répond avec un doux sourire : « Mais il a faim ! » Affolement soudain chez les gardiens de l’ordre, l’idée des ligues indignées, l’évocation des heures les plus sombres, tout cela fait un grand bruit dans leurs têtes… Manu militari, la jolie maman, son bébé et le petit Joshika sont poussés vers la sortie. Ils vont pouvoir enfin remplir pleinement poumons et estomacs.

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