Cher pauvre petit moineau décharné
c’est votre visage si émouvant qui vous vaut cet envoi importun, visage dans lequel le temps croque déjà à belles dents. La jeunesse finit à vingt ans quand la vieillesse commence à quarante. Pour finir de vous décourager : Jacques Chardonne, très bon styliste et encore meilleur sur le tard, disait « avant trente ans on n’a rien fait… et après c’est trop tard ».
Je vous ai réservé cette carte postale numérique parce que je la suppose aux antipodes de vos goûts. Il s’agit de la maison en ruines de celui qui était sans doute l’homme le plus pauvre du hameau où j’ai passé déjà plus de deux ans et demi de ma vie, en trente voyages. Je n’ai jamais vu son visage bien que je sois passé des centaines de fois devant ce qu’on peut appeler sa demeure, dans le cours de mes dix kilomètres de marche quotidiens. Mon informatrice la plus fiable me dit qu’il était grand et maigre, qu’il a très peu travaillé, juste pour obtenir de la gnôle, du tabac, une nourriture de… moineau ; il n’avait ni compagne ni descendance. En regardant les guenilles qui flottent au vent devant sa maison, je me dis que ce sont des lambeaux de son smoking Pierre Cardin et de ses culottes de soie ; une ironie de ma part pour supporter l’idée de ce qu’a dû être sa détresse sans phrases et sa triste fin. L’homme est mort l’hiver dernier, dans sa soixantaine. On l’a retrouvé dans la petite cahute de tôles rouges rutilantes qu’on voit à droite sur la photo. Cet abri pour la mauvaise saison, je l’ai toujours remarqué en passant, d’autant plus qu’à une époque il y avait un minuscule panneau solaire au-dessus de l’entrée, pour alimenter, me disais- je, une toute petite loupiote. Une vision peu commune ! Eh bien, figurez-vous que ce refuge lui avait été offert par un voisin, à quatre maisons de là, pour le protéger du froid. Ce voisin fermier, pas richissime, doit être un véritable juste, un Job, comme il n’y en a pas un, j’en réponds, dans l’horrible, arrogante et bavarde et creuse, ville de Grenoble. Je me suis approché de la porte-fenêtre d’entrée et ce que j’ai vu me serre encore le cœur : on dirait que la voirie des existences vient juste d’emmener le corps, rien n’a bougé. À l’intérieur, la place pour un lit, au fond, dans la largeur, sur un côté une table, de l’autre un poêle. Au mur, près de la couche, pend encore la loupiote au bout de son fil. Le lit est fait, au sol une soucoupe comme cendrier improvisé et une pantoufle, vide du pied ami. Le pauvre homme vient de s’absenter.
L’immense Louis Ferdinand Céline écrivait :
“Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais. Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie.”
Ne voyagez jamais, cher pauvre petit moineau décharné, et lisez Voyage au bout de la nuit – vous vivrez alors dix vies.
Je me réjouis de revoir bientôt votre émouvant visage grignoté par le temps.
Post-scriptum ouvert au public
Adressé à une jeune femme plutôt bien de sa personne et pas complètement idiote, ce courrier avait pour but exclusif de titiller sa foi bien enracinée dans l’ambition et de discuter son intérêt vulgaire pour les voyages. Je pense qu’il a eu l’effet bien connu de l’eau sur les plumes du canard. Mais comment et pourquoi cet homme, le dernier d’entre nous tous, est-il entré comme par effraction dans mon âme, pour y demeurer ? Je ne sais pas trop – ou bien si je ne le sais que trop ! Incontinent, le récit de sa destinée en a fait mon parent, dans le sens le plus vrai, le plus éloigné aussi, de ce vocable galvaudé. Un jour que je conversais avec le jeune conservateur du manoir d’à côté de chez moi, qui est à cette heure un musée vernaculaire – grâces soient rendues aux subventions européennes – je posais enfin la question qui eût dû faire l’objet premier de ma curiosité. Comment s’appelait cet homme, quel patronyme, quel prénom ? La réponse qui me fut fournie donne tout son suc à ce que j’essaie ici de faire pour garder sa mémoire. Même Balzac n’aurait pas osé : son patronyme est bel et bien celui du premier homme selon les écritures (je tairai son nom pour respecter l’anonymat de notre père à tous) ; son prénom, celui qui fut jeté aux lions, un prophète, portait le même. Si elle ne fut pas son assassin au sens strict du droit, la visqueuse baleine enflée de la corruption sociale généralisée, a certainement eu sa gentille part dans l’indifférence qui l’a fait descendre jusqu’en bas de sa pente. Ce fut ce cétacé qui le recracha sur le pauvre rivage de son terme, je veux dire sa fin, froid, raide, comme un Jonas qui n’aurait plus respiré. Il a dû connaître tout du long l’intimité du séjour hospitalier de la fosse aux lions du hameau et la bonté secourable de certaines canines, de même que le cortège des rumeurs et des cancans. On ne saura jamais la peine qu’il s’est faite, ce qu’il a pu endurer.
Daniel, je ne serais pas offusqué si je devais reposer un jour non loin de toi, dans le petit cimetière du coteau.