Voici des histoires d’évaluation… Le public l’ignore sans doute, mais l’évaluation est l’alpha et l’oméga de la reconnaissance de la créativité scientifique. Comment évaluer, au moyen de quels critères, quelles personnes et institutions devront rendre ces jugements de valeur… Et l’art, et la morale, qui doit dire ce qu’ils valent ?
Voici quatre histoires : les deux premières concernent des géants de la physique contemporaine et montrent que les préjugés ou l’incurie peuvent s’inviter au bal de l’évaluation ; la troisième révèle les ravages dont est capable l’air du temps ; la dernière met en scène un personnage très célèbre dont la simplicité évangélique propose vraisemblablement les bases, de portée universelle, d’une morale de l’évaluation.
Einstein au Collège de France ou l’évaluation par l’incurie : au milieu des années trente (1933-1934), Einstein commence à être menacé en Allemagne. A Paris, il compte de nombreux amis, Paul Langevin, Paul Painlevé, Marie Curie… Anatole de Monzie, ministre de l’Education fait proposer à Einstein une chaire au Collège de France que ce dernier accepte. Mais nul ne saurait forcer la main au Collège qui est souverain quant aux candidatures et quant à l’intitulé des chaires. Or, seule une chaire de germanisme est vacante suite au décès de Charles Andler, mais le ministre a reçu des assurances pour sa transformation en chaire de physique. Le Collège finira par dire non. De Monzie ira devant la commission des finances de la chambre demander des crédits afin de créer une chaire supplémentaire. On les lui refusera. Einstein ira à Princeton…et n’aura pas à fuir en 1940 !
« Bien sûr que Feynman est juif ! » ou l’évaluation par les préjugés : Richard Feynman (1918-1988) n’est pas seulement prix Nobel de physique en 1965 pour ses travaux sur l’électrodynamique quantique, c’est un causeur passionné et passionnant, un vulgarisateur de génie, un pédagogue d’exception, un charmeur impénitent, un percussionniste (joueur de bongo)… Mais nous sommes dans l’immédiat avant-guerre, Feynman fait des études remarquées à l’université, au MIT… Ses enseignants l’encouragent à passer les épreuves d’admission à Princeton, la meilleure université scientifique américaine. Ses résultats en physique et mathématiques sont difficilement égalables tandis que ceux d’histoire, de littérature, de beaux-arts sont particulièrement médiocres. Les responsables du MIT écrivent à ceux de Princeton pour souligner ce que leur protégé a d’incomparable. En réponse, Princeton demande, se défendant par avance de tout ostracisme, « est-ce que Feynman est juif ? ». De vagues préoccupations de recherche d’emploi à la sortie, le trop grand nombre de juifs dans les départements de physique théorique sont invoqués à demi-mot. Un des maîtres de Feynman écrit en retour quelque chose comme « si vous le laissez passer, vous le regretterez » et, une fois la lettre dactylographiée, ajoute un post-scriptum manuscrit : « Bien sûr que Feynman est juif ! »
Sources :
Antonina Vallentin, Le drame d’Albert Einstein, Plon 1957.
James Gleick, Genius, Richard Feynman and modern physics, Random House 1992.
Paul Dirac (1902–1984) fut pour Richard Feynman (1918-1988) beaucoup plus qu’une admiration ou un modèle : un objet de vénération. Le premier était un mystique de la formulation mathématique ; l’autre un forçat de l’observation et de sa transcription élégante, (presque) définitive, de sa transmutation dans de fameux diagrammes. On les voit ici tous deux en conversation (cette perte plutôt récente qui, si elle s’avérait sans appel, pourrait bien emporter la civilisation…) lors d’une conférence sur la relativité organisée, durant l’été 1962, à Varsovie. Que se disent-ils ? Dirac ne parle pas : les grands mélancoliques finissent par se taire ; ce sont de grands oiseaux élancés et voûtés qui, parfois, s’accotent à une balustrade, à l’occasion surmontée d’une vasque. Feynman argumente, ses mains – pour qui a cette lecture – dessinent dans l’espace (celui-là même qu’une certaine vitesse peut faire changer de dimension) une espèce de coupe, de vasque, qu’on doit imaginer remplie de l’encens le plus ardent, le plus pur et le plus digne.