Lettre à un jeune roumain sur la différence entre l’âme et l’esprit et sur la nature de l’art

Cher Bogdan,

je vais vous faire un aveu qui ne me coûte rien puisqu’il est on ne peut plus sincère : j’ai horreur de travailler, quelle qu’en soit la manière… Et vous ne cessez de me donner des devoirs ! Je suis resté, une fois pour toutes, un enfant curieux des êtres et des choses qui aime regarder par la fenêtre, se promener, lire en rêvant et pensant, parler avec des gens intéressants (rares, très rares)… Il n’y a aucune différence entre l’âme et l’esprit, dans la dernière traduction de l’Éthique de Spinoza un des meilleurs spécialistes du sujet a traduit par âme (Mens, le texte est en latin) ce que tout le monde traduisait jusqu’ici par esprit. Pour la théologie, il y a une différence, l’âme étant une sorte de chimère, une excroissance intérieure à l’homme, posée là par dieu spécialement pour l’aimer, lui, dieu. Mais que vaut un dieu qui a besoin d’être aimé ? Pauvre chose en manque d’affection, reconnaissante ou colérique (parce qu’elle n’a pas eu sa dose d’amour)… Pour Spinoza, dieu ne peut avoir aucun des traits de l’homme, il ne fait rien en vue d’une fin, d’un but, il est seulement la cause immanente (productive) et non transitive (volontaire – la volonté de dieu n’a aucun sens) de toute chose, il est, pour ainsi dire, … les lois de la nature ! C’est vous dire que je crois au dieu des textes sacrés en tant seulement que textes littéraires nécessaires aux hommes pour confirmer d’abord leur supériorité (hébreux, chrétiens, musulmans, hindouistes…), puis leur espérance (si je suis sage, alors…). Un jour qu’on demandait à Einstein s’il croyait en dieu, il répondit : « Oui, à condition que cela soit celui de Spinoza ! » Il voulait dire qu’il croyait aux lois de l’univers et, au surplus, qu’elles ne laissaient rien au hasard (« dieu ne joue pas aux dés », disait-il aussi…). La physique quantique, qui est probabiliste, lui semblait fautive, il croyait en un strict déterminisme (à la Newton, mais en plus compliqué, pas encore éclairci…). Pour ce que j’ai compris à ce jour, les probabilités de la physique quantique existent bel et bien (on ne peut pas prédire, calculer le chemin d’une particule, il y a un principe d’incertitude), mais elles sont contraintes (la particule ne fait pas ce qu’elle « veut » (d’ailleurs, « elle » ne veut rien du tout)). Un jour, un arabe qui me voyait feuilleter un livre de Spinoza m’a demandé si Spinoza était athée. J’ai fait cette réponse qui me satisfait encore aujourd’hui : « Si vous lui aviez posé la question, il vous aurait répondu qu’elle n’a pas de sens ! » La science, qui n’est certes pas un, mon, nouveau dieu, pense que la notion de commencement n’a pas de sens non plus. Je ne suis donc ni croyant, ni agnostique, ni athée. Je crois uniquement dans l’amour (catastrophique) humain et dans la connaissance, l’art étant, peut-être, la forme la plus élaborée de ces deux choses… Avant tout la musique de Bach (qui se passe complètement de mots) et la littérature, la plus fine pointe de l’expérience humaine, qui nous permet de vivre cent, mille, vies dans le cours de ces quelques dizaines d’années de vie racornie qui nous sont, à nous la majorité, données, dévolues.

Cher Bogdan – vous m’avez bien fatigué, ce n’est pas gentil… À bientôt.

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