Les enfants de soixante-huit (ceux issus des classes dirigeantes et de la bourgeoisie moyenne), ces fiers révoltés d’opérette, ont beaucoup tenu au concept d’aliénation. Peut-on suggérer sans malice que l’abus des stupéfiants ou des liqueurs peut rendre, les mauvais jours, un peu étranger à soi-même ? Ces Colomb du monde nouveau ont heureusement abordé aux rives d’un continent intemporel, celui de leurs ancêtres, pour se laisser pousser de petites bedaines, de celles qu’on contracte en déjeunant et dînant dans les palais nationaux ou les assemblées supranationales. Énorme rétribution, si l’on considère la modestie des week-ends héliotropiques sacrifiés, en un joli mois de mai, pour lancer quelques pavés, se lancer dans des diatribes d’emprunt ! Infiniment plus sérieux (et utile) nous semble Denis de Rougemont qui, dans quelque entretien, dit préférer le terme d’alignement à celui d’aliénation. Il voit en Bonaparte, sans doute avec pertinence, le grand précurseur du moule totalitaire. Le sanglant général, si cher encore au cœur trop cocardier des Français, avait certes le génie de l’organisation et un sens irrésistible des bienfaits de la propagande. Par la conscription, il a su aligner les corps, par l’école les esprits, au moyen des gazettes les curiosités. Ce fut pour lui un jeu d’enfant, dès lors, d’arracher des mains tremblantes d’un pape la couronne impériale pour la poser, grotesquement, sur son crâne dégarni. Depuis, nous avons, nous autres humains, progressé à la vitesse de Pégase, avons débouché dans la pleine lumière de la civilisation où tout repose, désormais, sur la vertu des médias (un mot qu’on a accoutumé de prononcer avec emphase, et presque goulument) et sa mirifique conséquence : l’alignement des corps, des esprits, des opinions. Quiconque pencherait pour quelque chose de réellement hétérodoxe dans ces trois matières doit bien faire ses comptes : le coût est exorbitant. Qui sait si la vérité n’est pas triste ? disait Renan.