A partir de la seconde moitié du seizième siècle, un tombeau n’est plus seulement cette demeure dont nous ne sentirons jamais la douceur, cela devient aussi une pièce (ou recueil de pièces) écrite(s) en l’honneur d’un mort. Maurice Ravel (1875-1937) a célébré de cette façon François Couperin (1668-1733), dit le Grand, dans son Tombeau de Couperin.
Je ne sais, au juste, qui était Daniel Boorstin – j’entends par là l’homme intime, celui qui n’est qu’un homme pour son valet de chambre (pour sa femme ?). Certaine dédicace me donne à penser qu’il aimait sa femme d’un amour respectueux, proche et passionné. Et que ce devait être réciproque, ce qui vaut – et surpasse – toutes les médailles du monde. Mais ce n‘est pas notre sujet…
L’hommage à un défunt est de pure forme s’il ne dit, dans son mouvement même, à quoi a servi cette vie qui s’est achevée. Cela vaut pour tous – mais un peu plus pour certains dont la vie, avec ses conséquences, a pu et peut servir au plus grand nombre : écrivains, savants, créateurs, grands capitaines (de très rares hommes d’état sont de ce tonneau…), saints (leur communion n’est pas seulement pour les chiens…).
Boorstin (1914-2004) nous a laissé au moins deux ouvrages majeurs. Le premier, L’Image ou ce qu’il advint du Rêve Américain (1963), est proprement prophétique : il y montre en historien, sociologue et, implicitement, en moraliste comment tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, pour le plus grand profit, sinon la plus grande gloire, des marchands de rêves ou d’illusions sociales. Dans ces années-là, le très radical Guy Debord (1932-1994), un des fondateurs de l’Internationale Situationniste et l’inventeur du concept de spectacle, sortait à peine des tentacules du surréalisme, s’il en est sorti. On n’achète plus un produit ou un objet, mais, d’abord, l’idée (publicitaire) qui lui est associée comme l’appât est assujetti à l’hameçon… On ne part plus en voyage, on achète un droit d’accès (un ticket, un billet…) aux sortilèges, splendeurs etc. d’un pays, une civilisation et, seulement ensuite, on s’en va ; le politicien ne harangue plus, ni ne discourt, encore moins agit-il, il crée de pseudo-événements pour montrer et convaincre qu’il agit, sur le mode de ceux que la vie marchande a commencé d’organiser, il y a plus de quatre-vingts ans (modernité des politiques !). On se remémorera, à cet égard, l’action de quelques précurseurs, tel Edward Bernays (1891-1995), neveu de Freud, pionnier de la communication institutionnelle et des relations publiques, théoricien aussi de la manipulation de l’opinion et de la fabrication du consentement (Propaganda 1928). La publicité est devenue la modalité préalable, quasi-exclusive, des échanges et rapports sociaux. Menacer de faire sauter l’usine où l’emploi est supprimé ne ressortit ni plus ni moins qu’à ce registre, si on met de côté le désespoir, le chantage et le délit. Boorstin est un modeste mais bien réel précurseur dans la description d’un monde presque complètement réifié (livré au monde et à la logique des choses, de l’échange et de la circulation des marchandises).
Second titre à notre reconnaissance, Les Découvreurs (1983) est un gros ouvrage, clair et instructif – encyclopédique ; c’est une histoire, érudite, légère, enlevée, de la pensée et des découvertes de l’humanité depuis les origines. A l’opposé de la phraséologie prolixe et du jargon obscur, Boorstin va d’Hérodote à Einstein, construisant sa passerelle sur quelques piliers limpides : Le Temps, La Terre et les Mers, La Nature, La Société… A la lecture d’une telle somme, on peut (on doit ) s’interroger sur la fin, en cours ou accomplie, de talents encyclopédiques et pédagogiques de cette qualité, tandis que s’élève, de toutes parts, un hymne à l’intelligence collective, distribuée, collaborative ou pervasive (dans les deux cas, c’est une sorte d’anglais incertain, autant dire du chinois…). On savait le jeu possiblement collectif et le courrier ou l’eau susceptibles d’être distribués mais l’intelligence ! Le progrès est fulgurant. Et que dire des encyclopédies sans auteurs où l’utilité immédiate voisine sans doute avec les graves dangers de la régression alphabétique et culturelle. Les sommes anonymes du passé provenaient de l’effacement ou de la perte du nom de leur auteur ; aujourd’hui, l’anonymat proclamé d’artisans – apprentis sorciers conduit, en n’engageant pas sa réputation, à faire bon marché de la notion de responsabilité. Les menaces sur le droit d’auteur coïncident avec la « conquête » du droit de dire, et d’écrire, n’importe quoi, n’importe comment.
Boorstin a laissé le souvenir d’un esprit agile comme un fleuret bien manié. Sa veine humoristique fait mouche, et merveille, dans des aphorismes comme : « il nous faut abandonner cette croyance répandue en la sagesse supérieure des ignorants » (tout un programme pour remettre à leur place des charrettes de personnalités médiatiques) ou dans cette définition qui dénude les rois du jour : « célébrité : personne connue pour sa notoriété« .
Les gens d’esprit ou de valeur sont, c’est bien connu, de prodigieux catalyseurs de tout ce qui ressemble à l’étroitesse, la vanité, l’envie et, plus généralement, à la malveillance. Sous ce rapport aussi, Boorstin ne s’est pas dérobé à son devoir. Quand le Président des Etats-Unis proposa, au Sénat, sa nomination à la tête de la Bibliothèque du Congrès, l’association des bibliothécaires fit un recours au motif qu’il n’était pas des leurs ! Il était seulement un juriste diplômé d’Harvard (un avocat), un universitaire (pendant vingt-cinq ans, à l’Université de Chicago), un historien et Prix Pulitzer, l’auteur de plus de vingt ouvrages… Le Sénat entérina sa nomination sans débattre. Avant d’entrer en fonction, il prit soin de rassurer certains parlementaires : désormais il ne se livrerait plus à ses travaux d’écriture qu’entre 4h30 et 9h du matin… Sa première mesure fut de faire ouvrir en permanence les monumentales portes de bronze de la Bibliothèque. De l’intérieur, on lui objecta que cela allait faire des courants d’air. Sa réponse fut : « Parfait ! C’est exactement ce dont nous avons besoin« .
Le courant d’air qu’il a volontairement créé en ouvrant les lourdes portes de la Bibliothèque du Congrès, nous apporte les deux syllabes claquantes de son nom. Il a bien mérité de ceux qui ne parviennent pas à cesser d’espérer qu’un jour les masques tomberont et que la publicité se verra réduite à son utile portion congrue.
Mais, reposant la plume, une angoisse nous point – ce qu’on appelle aussi un repentir. Et si Boorstin, par son travail critique et encyclopédique, avait éclairé sans le vouloir un dernier état de la civilisation ? Un moment où le mètre étalon de la modernité est cette figure – malheureusement bien réelle – du spectateur-consommateur (d’objets, de services, de divertissements, de voyages) qui se savoure lui-même (c’est ainsi que le mystique rhénan Eckhart (1260-1327) rend compte de l’état immuable et inaccessible de Dieu) dans une sorte d’autophagie, de délectation de soi au miroir, sans autre issue que l’éternel et absurde recommencement…
– Sources :
Daniel J. Boorstin, L’Image, ou ce qu’il advint du Rêve américain, éditions Julliard, 1963 (réimpression 1971, collection 10/18).
Daniel J. Boorstin, Les découvreurs, éditions Seghers, 1986 (réimpression éditions Robert Laffont, collection Bouquins 1988, 2002).