Il existe quelqu’un, au sommet très visible de la pyramide sociale, qui a beaucoup fait récemment pour la défense et l’illustration de la valeur travail. Aujourd’hui, il s’agira de voir ce que nous disent conjointement, sur le sujet, l’étymologie et quelques marginaux qui n’ont pas été sans fournir quelque travail pour asseoir la réputation de l’activité qui nourrit l’homme.
Le substantif travail, soit dit pédantesquement, est le déverbal de travailler, c’est-à- dire qu’il dérive du verbe sans ajout de suffixe ; cri est le déverbal de crier. Le verbe travailler apparaît en 1080, provenant du latin populaire tripaliare qui signifie littéralement « tourmenter, torturer avec le trepalium », mot du bas latin qui désigne un instrument de torture ainsi qu’un dispositif permettant d’immobiliser les gros animaux, les bœufs en particulier, pour leur dispenser des soins (les ferrer, par exemple). L’instrument, le dispositif consiste en l’agencement de trois (tri) pals ou pieux (palus).
Le sens du verbe, en ancien français, est « faire souffrir », physiquement ou moralement, et, intransitivement, « souffrir » ; tandis que « se travailler » signifie « se tourmenter » (on notera la subsistance contemporaine dans l’expression familière « ça le, ça me travaille »). Au douzième siècle, toutes ces acceptions s’appliquent à un condamné que l’on torture, à un homme à l’agonie, à une femme dans les douleurs de l’enfantement (aujourd’hui subsiste, en obstétrique, « femme en travail » et « salle de travail » mais tout un chacun dira « douleurs », « contractions », puisque nous sommes « dans » ( !) la « compassion » (de pure forme) et le « spectaculaire » (pas uniquement marchand)…). Plus tard, le sens est « molester », « endommager » quelque chose, et encore, à l’âge classique, battre quelqu’un (de nos jours, le boxeur continue de « travailler au corps »…).
Quoique roués de coups, perclus de douleurs, essayons de trouver le courage de regarder le substantif travail, proprement dit. Il exprime donc couramment les idées de tourment, de peine, de fatigue, puis il qualifie l’activité en tant que source de revenu et aussi le résultat concret du travail… Ce n’est qu’au quinzième siècle qu’il devient synonyme neutre d’activité productive et seulement à partir de 1600 qu’apparaît le sens d’activité quotidienne permettant de subsister, avec ses implications sociales.
Parvenu ici, difficile de résister à la tentation de rendre un hommage linguistique à nos puissants amis américains ainsi qu’à nos cordiaux voisins océaniques, les Anglais. A-t-on idée de l’origine du verbe to travel en anglais ? Eh bien, il s’agit du substantif travail, en français, puisque à cette époque bénie voyager était synonyme d’incommodité, de souffrances, de périls. Les bandits de grand chemin (creux) jouaient leur vie en travaillant et, ainsi, il pouvait en cuire au voyageur désireux de résister.
Au terme de ce long périple, il saute aux yeux qu’il va être délicat de faire aimer le travail, considérant la lourde, l’accablante hérédité sémantique du vocable. Aimer le travail ? C’est déjà bien assez de l’accomplir avec rigueur et célérité. Les chantres de la valeur travail (les entrepreneurs, les politiques – il n’y a plus de moralistes) n’entendent sûrement pas défendre un point de vue esthétique ou moral ou philosophique ; ce n’est d’ailleurs pas leur travail ! Qui défend aujourd’hui la valeur travail caresse un doux rêve désuet ou dissimule habilement son ambition d’être un meneur ou un guide avec ce que cela implique de gratifications et de renommée, la suprême habileté consistant à faire croire qu’il suffit de vouloir pour pouvoir…travailler. Le gâteau serait assez gros, par la multiplication des petits labeurs, pour que chacun prétende à une part satisfaisante. Le Christ était loin d’être un doux rêveur quand il a prononcé ces paroles apparemment scandaleuses : « Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous ».
Mais laissons ces matières insondables – en tout cas au vu de l’Histoire écoulée… Alors, quittons la scène sur une salve de déclarations qui ont sans doute plus de sens qu’il n’y paraît : « Le travail est encore ce que les gens ont inventé de mieux pour ne rien faire de leur vie » écrit le situationniste déchu, Raoul Vaneigem ; et Montherlant s’écrie : « Le travail est une infamie » ; une maxime taoïste dit « Pas de zèle » ; enfin, le si sérieux, si prisé, Walter Benjamin vend peut-être la mèche sur le monde contemporain quand il écrit : « Quand les prostituées s’intitulent « travailleuses du sexe », le travail est devenu une prostitution ». Et un grand merci à Simon Leys dont la patience inlassable et la rare sagacité ont composé ce dernier bouquet !