Une dédicace

En souvenir d’un nous qui jamais ne fut.

Je fus foudroyé par le sourire éclatant de sa quarantaine solaire. Quoique le sourire eût disparu, un peu à la manière dont sont retirées les publicités mensongères, quand elle me quitta, je restai accroché à l’hameçon. Comme si elle avait le souci d’un lot de consolation, elle décida (et me dit) que j’appartenais à sa vie intérieure. Ma ferveur était telle que cela suffit à l’alimenter ; onze ans durant, elle fut tout pour moi. À l’opposé de ce que croit la comptabilité maritale (noces de ceci, noces de cela), ce sont les premières heures, passé la crainte extrême de décevoir le corps désiré, qui sont adamantines. Aux primes heures de notre rencontre, elle me promit : « Nous on se dira toujours tout »Ce fut le plus effroyable, le plus lancinant mensonge qu’il m’ait été donné d’entendre.

Au temps de son premier enthousiasme, elle disait que je la remplissais ; dix ans plus tard, elle m’a vomi sans un regard ni un mot. Pas le temps ! Quant à moi, je bus son âme sur ses lèvres, en restai altéré pour longtemps. Seul exemple que j’aie connu, je ne vis jamais un seul cheveu blanc dans son abondante chevelure jais (malgré le gémissant passage de ses années). En tirant sur ce fil absent, je sus, au prix de mille morts, ce qu’elle doit à la teinture, je compris qu’elle n’est ni surfaite, ni défaite – ça jamais – mais contrefaite – fausse. D’ailleurs son seul amour vrai fut pour un étudiant dans les arts du costume qui, de fil en aiguille, par goût de la parure ou de la parade, se fit passer bientôt pour un véritable artiste avec l’idée peu commune de faire de son propre corps l’alpha et l’oméga de ses créations ; habile dans le négoce de ses œuvres auprès des belles dames entichées d’art plastique, il vivota dans l’ombre protectrice de sa compagne. Comme nous tous, pitoyable comédienne de son propre idéal, cette dernière mit vingt ans à comprendre pourquoi et comment quitter le gentil écornifleur qui eut le temps, tous frais payés, de lui faire, avec désinvolture, un et presque deux enfants. En ce temps, elle me disait l’auteur de sa liberté nouvelle, dont le prochain usage qu’elle en fit aboutit à me donner congé. Mais avant ma sortie ignominieuse, je fus le roi d’un jour, et même de plusieurs. Parmi les joyaux de ma couronne il y eut l’homme magnifique, le très bon amant, l’esprit averti de tout. J’eus, en échange de mon mince apport à sa gloire, un accès illimité à ses visions du monde. Elle disait qu’elle ne voyait jamais aussi bien le monde que du siège passager d’une moto de grosse cylindrée (de préférence sur une route en corniche d’un littoral méditerranéen). On peut voir là une sympathique application du procédé du cinéma américain appelé panavision ; mais il est loisible aussi d’y entendre le douteux écho de la verroterie du publicitaire qui vend sa camelote pour faire vendre des engins… Elle disait sa vie et ses fréquentations indignes de moi et ne pouvoir me réserver que des moments privilégiés (on dit aujourd’hui premium). Aussi bien que Tantale je sus sans cesse à quoi je n’aurais pas accès, à un quotidien auquel j’aspirais de toutes mes fibres. Comme l’écrit Marceline Desbordes Valmore à l’amant perdu : « Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire. » Irrésistible pudeur de la poétesse dont j’eus toutes les peines du monde à me montrer digne. Remugles de ses nombreuses séances de « développement personnel » ou de spiritisme (Ce sont les Esprits et non pas les Corps qui errent et se trompent), elle avait une étrange conception des rapports entre l’erreur et le temps : « À nos âges on n’a plus le temps de se tromper », disait-elle. Comme si d’innombrables humains n’avaient pas versé dans la tombe sur une erreur de vieillesse ! Plus curieuse encore était sa vision des rapports entre l’esprit et le corps : elle soutenait qu’elle pouvait se couper de ses émotions, autant dire être affectée sans affection, modifiée sans modification ; à ce compte-là, fini la médecine – et toutes les tables peuvent tourner, actionnées par des défunts-devins qui disent les destins et les destinées dans l’au-delà ; elle parlait aussi beaucoup de ses énergies dont je n’ai jamais compris ce que ça pouvait bien être au juste.

Ma consécration, je la reçus le jour où elle me rendit visite, pleura (je n’ai pas le souvenir d’une autre fois), me déclara tout de go : « J’ai toujours rêvé qu’on m’aime comme tu m’aimes. » Elle n’eut ni le courage ni la loyauté de finir sa phrase. Je lui prêtai ma langue : « Oui, t’aimer comme je t’aime – mais pas moi. » Quelques semaines après, elle me jetait à la poubelle de son histoire. Elle m’avait prévenu, s’exprimant à son propre sujet comme je n’avais jusque-là entendu personne le faire : « Je ne suis pas bonne. », disait-elle, et aussi ceci : « Je n’aime pas ce que je suis face à toi ; je prends mais je ne donne pas. » Une méchante reine travestie en Blanche-Neige, une jolie vache déguisée en fleur. Quant à n’être pas bonne, elle était pourtant (un effet de son triste goût pour les idées à la mode) favorable au voyage en Suisse, à la bonne (!) mort. Par elle, je sus avec certitude la différence entre irascible et vindicatif ; je n’étais qu’irascible, elle est vindicative. Chaud ou froid, la vengeance est un plat raffiné. Qu’on s’en goinfre ou qu’on y goûte du bout des lèvres, on y revient toujours. Comme la colère, la vengeance est un tempérament. Il y a une chose que je n’aimais pas chez elle, c’est la seule mais je ne l’aimerai jamais, et c’est son sec dédain désinvolte toujours habillé des oripeaux très veules du silence. Après ce nous qui jamais n’advint, elle devint, à la différence des humbles et des probes, la victime consentante, active et jamais lassée, des marchands de voyages, de résidences secondaires, de recettes pour vivre, d’illusions et de rencontres illusoires. Au milieu de sa vie, elle finit par conclure à la nature pâtissière ou, si l’on veut, cosmétique, de l’amour : l’homme comme cerise sur le gâteau. C’est alors qu’elle vomit même le fait de m’avoir gardé dans le cénacle de sa vie intérieure, parlant de l’idée qu’elle avait conservée de moi comme d’un cristal brisé et du piédestal d’où aurait chu une statue où je ne pouvais reconnaître aucun de mes traits. Elle additionna son émétique d’une avalanche d’excréments (venus en droite ligne des chimères de sa conscience artificieuse) qui se déversa sur ma face éperdue d’une attente sans but ni objet. Oncques garrot plus cruel ne connus, ni si désinvolte, ni si veule. Si je devais mourir demain sans avoir pu rapporter certaines dispositions antérieures, je l’implorerais encore, pour l’avoir tant aimée, d’être l’héritière de la totalité du décor matériel de ma vie. Mais, sous les espèces de l’Éternité que je pressens en sa compagnie, je veux, si elle le veut, faire don de mon être à celle qui, depuis peu, regarde mon âme comme un oiseau rare bariolé (de mille couleurs) qu’elle entend protéger de l’environnement délétère aussi bien que de chasseurs trop empressés. Mon égérie, ma terre promise, ma pâque charnelle (sortie d’Egypte, de Hongrie, fin du temps de servitude), si elle ne le cède en rien ni à personne quant à la beauté, est gaie, claire, loyale ; cherchez les antonymes et vous connaitrez l’exact visage du pays d’où je venais.

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