Mettre sa vie sur la table

Parmi les nombreux titres de gloire de Frédéric Nietzsche (1844-1900), il y a cette intuition, largement relayée par l’analyse, que les matières apparemment les plus éthérées, notamment les idées, relèvent de facteurs « objectifs » propres à façonner la subjectivité : langue, climat, éducation, goûts, habitudes alimentaires . Il dit quelque part qu’on peut réfuter tous les systèmes mais qu’on ne réfutera jamais l’individu qui est derrière. Et comme il n’hésite jamais à donner ses secrets de cuisine, ceux, tout aussi techniques, de sa philosophie « à coups de marteau », il nous a laissé, dans ses fragments posthumes, cette confession définitive : « J’ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma personne, j’ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels » .

Dans Par delà le bien et le mal, sous une rubrique intitulée « Des préjugés des philosophes », il s’attaque au saint des saints, la Connaissance, et à l’instinct qui, chez l’homme, serait son moteur : « l’instinct de la connaissance ». Considérez, suggère-t-il, les affirmations les plus transcendantes d’un philosophe et vous verrez qu’on peut les ramener à une confession de sa part, à des sortes de mémoires involontaires ; et ceux-ci comme celle-là ne sont que les petits soldats d’une intention morale (ou immorale), découlant d’un système de valeurs (ou d’inhibitions) morales, d’un système de préférences (ou de répugnances) on ne peut plus personnel.

C’est donc cet instinct, que j’oserai qualifier d’instinct de domination morale, – et certes pas le soi-disant instinct de la connaissance -, qui est au fondement de toute philosophie, de toute vision qui entend ordonner le monde pour lui donner un sens. Nietzsche ajoute : « …tout instinct aspire à la domination et c’est en tant qu’instinct qu’il s’efforce de philosopher. » Dans quelques lignes, il conclura que : « Chez un philosophe, au contraire, rien n’est impersonnel, et sa morale surtout témoigne rigoureusement de ce qu’il est, car elle révèle les plus profonds instincts de sa nature et la hiérarchie à laquelle ils obéissent. » Mais que veut dire ce « au contraire » ? Quelques lignes plus haut, Nietzsche a envisagé une exception à sa démonstration implacable du rapport entre pensée et vie personnelle : celle de la démarche du savant, de la démarche scientifique.  Et il se trouve que cette exception et l’analyse qu’en fait Nietzsche ont une résonance très personnelle pour l’auteur de ces lignes, lequel s’honore de servir la science, de façon strictement ancillaire, depuis plus d’un quart de siècle.

Il y a, semble-t-il, chez le savant quelque chose comme un instinct de la connaissance, « un petit rouage indépendant qui accomplit bravement sa tâche, sans que les autres instincts du savant participent à cette activité d’une manière essentielle. » C’est pourquoi les véritables « intérêts » du savant s’attachent à sa famille, à son gagne-pain ou à la politique. Il serait même indifférent que le jeune savant qui promet devienne philologue, mycologue ou chimiste : « ce qu’il devient ne le caractérise pas ».

Il n’aura pas, je prends la responsabilité de ces termes, à mettre sa vie sur la table ou, s’il est chimiste ou biologiste, « sur la paillasse ». Eh bien, je prends le risque de faire  mienne l’assertion de Nietzsche, pour des raisons qui tiennent autant aux résultats de l’observation qu’à ceux de l’analyse. On serait tenté de dire que le savant manipule dans la journée des matières explosives, aux plans intellectuel, conceptuel ou moral (on pense à l’ubiquité des particules ou à l’organisme, fût-il humain, « résultat aléatoire d’un processus sans finalité ») et que le soir venu, en famille, en vacances ou le jour d’un scrutin ou quand il pense à sa carrière, le savant sent et  agit comme tout un chacun. Au lieu que le philosophe, le créateur en général (donc aussi les savants d’exception…) emmène à la semelle de ses souliers la joie et la douleur de sa création, en tous temps et en tous lieux, lit et cuisine compris…

Dans son dernier cours au Collège de France, Michel Foucault fait écho de façon troublante à la distinction nietzschéenne. Je confesse des réticences durables envers Foucault qui, dit-on (et c’est mon impression), a fait des enfants dans le dos à l’histoire, à certains textes, Foucault dont l’érudition dissimule mal une idéologie « progressiste » qui tire la couverture à elle. Mais dans ce dernier cours, intitulé « Le courage de la vérité », où il rend visite aux cyniques, aux épicuriens, aux stoïciens, voire aux premiers chrétiens, tous champions (le champion défie, il ne gagne pas toujours) du dire-vrai, du tout-dire (la parrêsia grecque), de la lucidité quant à soi par le jeu de l’autre et la position de l’altérité, dans ce cours il semble avoir dépouillé toutes les peaux de l’intellectuel en vogue ; on entend (illusion rétrospective du vrai ?) un homme qui va mourir, le sachant, ne le sachant pas, comme la plupart des hommes. Il écrit : « (…) l’occident a toujours admis que la philosophie n’est pas dissociable d’une existence philosophique, que la pratique de la philosophie doit toujours être plus ou moins un exercice de vie. C’est en cela qu’elle se distingue de la science. ». Mais, ajoute-t-il, tout en posant avec éclat ce principe, « la philosophie occidentale a progressivement éliminé, ou du moins négligé et tenu en lisière le problème de cette vie philosophique ».

Puis nous voici, par une fulgurance, devant l’enjeu le plus terrible de notre temps qui est fait, à la fois, de science et d’une nouvelle ignorance : « Si la pratique scientifique, l’institution scientifique, l’intégration au consensus scientifique suffisent, à elles seules, à assurer l’accès à la vérité, il est évident que le problème de la vraie vie comme socle nécessaire à la pratique du dire-vrai disparaît. Confiscation du problème de la vraie vie dans l’institution religieuse. Annulation du problème de la vraie vie dans l’institution scientifique. Vous comprenez pourquoi la question de la vraie vie n’a pas cessé de s’exténuer, de s’atténuer, de s’éliminer, de s’élimer dans la pensée occidentale. »

La nuit vient, laissons les philosophes et les savants rentrer chez eux et que la nuit apporte aux uns la paix, aux autres le souci. La leçon de Michel Foucault dont nous nous sommes inspirés est du 14 mars 1984 ; le 25 juin de la même année, il rentrait définitivement en lui-même, il franchissait le seuil ultime.

 « Le divorce de la littérature et du savoir est une plaie de notre époque et un aspect caractéristique de la barbarie moderne où, la plupart du temps, on voit des écrivains incultes tourner le dos à des savants qui écrivent en charabia. »

                                                Simon Leys L’ange et le cachalot

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