Simon Leys sur l’université ou rendre la honte plus honteuse en la publiant (Marx)

Qui m’aura un peu lu ne pourra plus ignorer que je tiens Simon Leys pour un des esprits les plus éclairés de notre temps, un des très rares clercs qui assument, avec l’air de ne pas y toucher, la fonction essentielle de transmission de la culture (écrite, depuis cinq mille ans…).
Il y a dans sa démarche, par son travail de paresseux industrieux, une chance unique et renouvelée pour l’homme de la rue – nous tous – de s’abreuver aux sources de l’érudition et de la curiosité universelle.

L’homme de la rue se nourrissant désormais à peu près exclusivement d’actualité, il faut savoir gré à Simon Leys de nous avoir fait part de « son » idée de l’Université lors de la remise qui lui a été faite d’un diplôme de docteur honoris causa par l’Université catholique de Louvain (novembre 2005).

Il n’aura échappé à personne que l’université française s’illustre, depuis trente ans, en battant le pavé plutôt qu’en délivrant des diplômes de quelque valeur (la moitié des étudiants de premier cycle abandonne aujourd’hui ses études sans le moindre titre).

Leys précise que, à son idée, l’objet de l’université est « la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire. »

Il s’ensuit que le premier facteur indispensable à l’existence d’une université digne de ce nom est « une communauté de savants ». Quant à cette dernière notion, il rapporte l’anecdote suivante : il y a quelques années, en Angleterre, un jeune et fringant ministre de l’Education (comme on les fait maintenant) s’adresse au corps professoral d’une grande et ancienne université : « Messieurs, vous êtes tous des employés de l’université… » ; un universitaire le coupe : « …nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’université. » [A ce point de mon récit, je souhaite qu’on se souvienne que l’anecdote concerne une prestigieuse université anglaise et aussi que je prétends avoir entendu dire un directeur du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche que la moitié des cinquante mille enseignants-chercheurs des universités françaises ne font pas ou plus de recherche.]

Second facteur indispensable : une bonne bibliothèque. Leys omet de préciser : ouverte du (petit) matin au soir (tard). Et notons au passage que, dans le meilleur des cas, la plupart des bibliothèques universitaires françaises sont ouvertes comme des bureaux de poste !

Et maintenant voyons comment et pourquoi cette idée de l’université est menacée, à tel point que Leys a démissionné de son université australienne six ans avant d’atteindre l’âge de la retraite. Une communauté de savants ne saurait se fonder autrement que sur un élitisme indiscutable. Les idéaux d’égalité et de démocratie, parfaitement légitimes et utiles dans les sphères sociale et politique, n’ont rien à faire (sinon des choses néfastes) dans le domaine de l’esprit ; « car la vérité n’est pas démocratique, ni l’intelligence, ni la beauté, ni l’amour – ni la grâce de Dieu. » D’autre part, une recherche désintéressée ne saurait se mesurer à son utilité et les plus belles « applications » découlent le plus souvent de recherches fondamentales parfaitement « inutiles ». Si l’université doit être une tour d’ivoire, du point de vue de la gratuité et de la rigueur intellectuelles, ce sont l’égalitarisme et l’utilitarisme qui battent ses murs, à les faire crouler, mamelles d’une nouvelle idéologie (déjà vieille) à l’usage des politiques (pour enivrer le contribuable).

Comme si le savant ou le créateur (c’est tout un) pouvait, devait savoir, quand il entame son travail, où il aboutira et en passant par quelles étapes ? Comme s’il n’y avait pas du ridicule, peut-être du scandale, à considérer l’étudiant comme un client qu’il convient de traiter intellectuellement selon le principe d’égalité devant le service public. Les vieilles lunes brillent d’un éclat bien vif.

Ces temps-ci, les oppositions aux projets de réforme de nos établissements universitaires sont innombrables. Le sujet ne nous intéresse plus puisque nous n’aimons ni les sables mouvants ni la démagogie.

Mais voilà que nous trouvons, rapportée et utilisée, la savoureuse anecdote de Simon Leys, dans une note de l’association qualité de la science française consacrée à une analyse de la réforme.

Nos cinquante mille enseignants-chercheurs ne seraient pas les employés de l’état, ils seraient, à eux tous, l’université ! Quand certaines limites sont dépassées, relativement à la décence ou au réalisme, il faut l’écrire. Se croyant sans nul doute de bonne foi, le rédacteur de la note, ce brave combattant du corporatisme, me fait penser à un aigrefin un peu débauché qui invoquerait Saint François d’Assise à l’appui de sa moralité et de ses actes !

Les impostures intellectuelles et les charlataneries à la mode requièrent d’habitude une phraséologie prolixe et un jargon obscur, tandis que les valeurs essentielles peuvent généralement se définir de façon claire et simple.

En fait, je rêve d’une université idéale : les études n’y mèneraient à aucune profession en particulier et ne feraient d’ailleurs l’objet d’aucun diplôme. Mais peut-être cette université idéale existe-t-elle déjà ? Voyez le Collège de France.

Simon Leys, Une idée de l’Université. Novembre 2005

J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler.

Flaubert, Lettre à Tourgueniev.

A lire :

Une idée de l’université, discours prononcé par Simon Leys à l’Université catholique de Louvain lors de la remise de son doctorat honoris causa.

– Sources :

Commentaire (revue trimestrielle) n°114/été 2006 – page 470 Simon Leys « Une idée de l’Université ».

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