… il n’y aurait pas de vérité…
C’est une remarque de Brecht recueillie par Simon Leys dans ce qui devrait être la bible d’un honnête homme à venir : « Les idées des autres » (Plon 2005), résultat d’une vie de lectures, compilation de phrases particulièrement nutritives puisées dans les meilleurs auteurs. A quoi bon lire ? diront nombre de spectateurs d’aujourd’hui. Alexandre Vialatte leur répondra : « Le plus grand service que nous rendent les grands artistes, ce n’est pas de nous donner leur vérité, mais la nôtre. »
Mais revenons à la citation exacte de Brecht : « Là où il n’y a pas de mystère, il n’y a pas de vérité. » Mystère et vérité des rapprochements, du dialogue, aléatoire et involontaire quoique contraint, entre esprits grands et petits, à travers les siècles… Je me ferai comprendre au moyen de trois auteurs on ne peut plus différents (Pascal 1623-1662, Charcot 1825-1893, Lénine 1870-1924) qui, tous trois, ont dit des choses troublantes sur la relation entre le mystère et la vérité, le fond de l’être et la survenue de l’existence…
Pascal écrit : « Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. » L’homme d’aujourd’hui, mystérieux comme deux et deux font quatre, matérialiste comme il respire, traduira : « l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence », ce qui représentera un effort notable, un résultat pas complètement erroné, mais un peu court. Une translation plus modeste et fine serait : ce n’est pas parce que je ne comprends pas comment cela pourrait exister que cela n’existe pas…
Près de deux siècles après l’expression de la belle, presque pathétique, perplexité de Pascal, Jean-Martin Charcot, grand neurologue, est au lit d’un malade, entouré de ses élèves, à La Salpêtrière. C’est Sigmund Freud qui raconte ( dans une lettre à sa fiancée). Charcot tente une explication face à un cas clinique, et un des témoins s’écrie : « Mais, monsieur, c’est contraire à la théorie ! ». Charcot lui répond : « La théorie, c’est bon mais ça n’empêche pas d’exister ! » On ne saurait rêver écho plus puissant, plus instructif mais aussi plus pragmatique, à l’angoisse de la connaissance chez Pascal.
On s’étonnera de trouver Lénine dans ce florilège et, peut-être, plus encore du caractère cynique de sa déclaration : « Les faits sont têtus. ». Ainsi donc la vérité (qui se dit en russe Pravda) serait dans les faits. Pourquoi pas ? Wittgenstein (1889-1951), philosophe du langage et logicien autrichien, n’écrivait-il pas en tête de son Tractacus logico-philosophicus : « Le monde est tout ce qui arrive. » Mais ce que Lénine appelle les faits c’est, selon nous, le résultat déguisé des calculs, des manigances, de la volonté inflexible d’une minorité de conserver un pouvoir conquis en se faisant passer pour l’avant-garde d’une majorité mythique et sacralisée de la société.
Le pouvoir, politique ou non, ne respecte pas plus le mystère qu’il ne recherche la vérité, toutes notions qui recouvrent des réalités bien trop périlleuses pour lui. Alors retournons-nous vers les hommes de savoir ou de foi qui, quand ils méritent ce nom, savent bien que la science ne saurait exister sans incertitude ni la foi sans doute radical. Quand au pragmatisme (le respect des faits), indispensable et merveilleux outil de chaque jour, c’est une piètre clé pour ouvrir, toujours à titre provisoire, pour entrebâiller, les fenêtres mystérieuses du monde.