Mushkhênu, Miskin, Mesquin

 

Par quels cheminements le mot « mesquin » prend-il rang parmi les plus anciens mots de notre langue ? Son  origine remonte à 4500 ans…

 Acte 1 : la société mésopotamienne est hiérarchisée en deux grandes catégories d’individus, les libres et les esclaves. Les premiers disposent d’eux-mêmes, les seconds appartiennent à un homme libre qui peut en faire ce que bon lui semble, les vendre, les céder etc. L’esclave l’est de naissance, ou parce que sa famille ou lui-même a contracté une dette, ou encore parce qu’il a été capturé à la guerre et ramené comme butin. On n’aura garde de confondre cet esclavage avec la triste pratique des romains ou de la traite négrière ; le terme akkadien ( langue sémitique ) pour esclave est « wardu » qui pourrait se traduire par « serviteur ». Les wardu semblent avoir été traités par leur maîtres avec quelque humanité : on en voit épouser une femme libre, il arrive qu’on en libère… Dans la même langue, l’homme libre est appelé « awilu », ce qui pourrait se traduire par « homme civilisé », citoyen d’un Etat où règne la culture, voire la haute culture urbaine. Et comme rien n’est simple dans ce bas monde et, en tout cas, dans les sociétés, les « awilus » se subdivisent, aux plans social et juridique, en awilus tout court, « personnes de condition »,  de rang social élevé par la naissance ou la fortune, et en « mushkênu », ce qui signifie, radicalement, « celui qui se prosterne » « se soumet », et se rapporte aux « simples sujets », à la « piétaille » ; le terme a fini par désigner le « pauvre », le « sans ressources ». La différence entre awilu, mushkênu et wardu est lisible dans le « code » de Hammurabi (qui est, plutôt, un recueil de jurisprudence…) où la gravité des offenses est fonction de la qualité de l’offensé (on retrouvera cette modulation dans le droit musulman, selon qu’il s’agit d’une femme, d’un non-musulman…).

 Acte 2 : l’arabe, autre langue sémitique, va faire dériver de « mushkênu » le mot « miskin » signifiant « pauvre ». Aujourd’hui encore un arabophone s’exclamera couramment « miskin! » au passage d’un malade, d’un pauvre, d’un drogué…

 Acte 3 : vers 950, l’espagnol  a  « mezquino », emprunté évidemment au miskin arabe, en pleine occupation, signifiant « pauvre, indigent » et qui signifiera plus tard (1526, après la reconquista ) « chiche, ladre ».

 Acte 4 : au treizième siècle, l’italien a « meschino » emprunté à miskin,  qui signifie « qui manque de grandeur »,  « chiche, ladre » puis proprement « pauvre, chétif » (début 14e siècle). Notons que le miskin arabe, « pauvre », a donné en ancien provençal « mesquin » « pauvre » et en ancien français « meschin » « jeune homme, serviteur » qui a disparu avant le 16e siècle.

 Acte 5 et dernier : 1604 : le mot mesquin, adjectif, est emprunté par le français  soit à l’espagnol, soit à l’italien avec, d’abord, le sens péjoratif de « qui manque de grandeur » (au figuré) puis, très tôt (1645),  le sens de « ladre, un peu avare ». L’usage ancien l’emploie aussi au sens de « pauvre d’apparence, restreint de proportions » (en parlant de choses concrètes), en particulier « qui manque d’ampleur, de consistance » à propos  d’une œuvre littéraire ou musicale. Ces emplois sont aujourd’hui sentis comme figurés.

 L’humble citoyen de Babylone a engendré le pauvre chez les Arabes et dans la romanité jusqu’à notre Provence ancienne, d’où sont sortis le chiche et le ladre, le petit, le médiocre, le manque d’ampleur et de proportions ; et même le jeune et le serviteur dans une langue qui fut la nôtre, il y a bien longtemps… Voilà ce que ramène à la surface du temps le filet aux mailles serrées de la langue, cette antique sonde moléculaire.

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