Le rastaquouère et le danseur de tango argentin ont suffisamment hanté le boulevard parisien et son imaginaire pour que nous accueillions avec enthousiasme un nouveau prodige d’Argentine (mais pas seulement, il gîte aussi au Brésil, au Chili, au Paraguay, en Uruguay – la folie des hommes est même allée jusqu’à déranger ses délicats exploits copulatoires sur le territoire contesté des Malouines…) Notre besoin de délassement étant impossible à rassasier, notre sujet du jour peut se rattacher lointainement à la gaudriole (mot probablement issu du croisement de gaudir, railler, se moquer de, se réjouir, et de cabriole).
Le personnage principal de cette histoire est un canard des lacs, de l’espèce érismature ornée (patience, l’ornement ne décevra pas…), autrement dénommé oxyura vittata. De dimensions modestes (45 cm, environ 640g), la bestiole présente d’autant plus d’intérêt qu’elle illustre le caractère parfois énigmatique de l’évolution et pourrait bien être une pierre de touche anthropologique, nous disant sur nous, nos anciennes et nos dernières lubies, plus qu’il n’y paraît.
On ne dira jamais assez l’intérêt des réponses aux questions qu’on ne se posait pas ! Figurons-nous que 97% des oiseaux n’ont pas de pénis ; parmi ceux qui en sont dotés (le kiwi, l’émeu… chez la cigogne et le héron, il est à l’état de vestige), l’érismature ornée rivalise avec l’autruche quant à la taille de ce que les anciens chinois appelaient la baguette de jade, soit 20 cm en moyenne. La revue américaine The Auk, spécialisée en ornithologie, s’est fait, dés 2000, l’écho de cette étonnante caractéristique. Et un an plus tard, la prestigieuse revue Nature publiait un article de Kevin McCracken de l’université de l’Alaska à Fairbanks, auteur du précédent article, consacré à la découverte d’un nouveau specimen d’oxyura vittata qui, quoique mort, était doté d’un pénis de 42,5cm en extension (32.5 cm sous la seule influence de la gravité…)
Si une pause se mérite à ce point du récit, c’est que le bipède littéraire et fornicateur le plus célèbre, nous voulons dire Giacomo Casanova (1725-1798), nous a indirectement renseigné « sur l’organe incomparable dont il s’est fait un outil dans le monde » (la citation est de Jean-Didier Vincent (né en 1935), neurobiologiste qui, dans un instructif petit ouvrage intitulé Casanova La contagion du plaisir, déduit de la taille d’un pansement moulant (huit pouces) le résultat remarquable de 21,6 cm.) Et la leçon de relativité est percutante qui fait se tenir sur le même fil le bel oiseau des salons et des alcôves et le petit canard lacustre argentin. La tentation, chez l’homme, de piocher dans le bestiaire pour se comparer n’est pas nouvelle et notre mémoire résonne encore de l’énorme saillie de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), grand caricaturiste de la sexualité humaine, se régalant des prouesses supposées de la mouche (qui tire ses cent coups la minute) et concluant : « toute la détresse de don Juan est de pas être puissant comme une mouche ! »
Mais c’est, pour l’heure, assez de délassement. D’arides études nous requièrent qui concernent le parcours évolutif des oiseaux. A l’instar de leurs ancêtres reptiliens, il paraît notoire que, à l’origine, tous les oiseaux ont possédé un pénis. Comment expliquer sa quasi disparition dans la gent aviaire ? Deux chercheurs de l’université d’Oxford formulent l’hypothèse suivante : les femelles préfèrent cette solution ! En effet, comment, sans pénis, l’oiseau mâle insémine-t-il la femelle ? En se livrant à ce que les ornithologues appellent délicieusement le baiser cloacal. Il presse les lèvres de son cloaque sur celui de sa partenaire – opération acrobatique, délicate et brève (une à deux secondes) – et y transfère une goutte de son sperme ; la femelle dirigeant alors la semence vers son conduit reproductif, l’oviducte, où elle fertilise l’œuf qui s’y trouve. Si le mâle – et la leçon vaut peut-être pour l’homme – dissémine largement sa semence, multipliant ses chances reproductives à proportion du nombre de ses partenaires, les femelles privilégient la qualité, investissant dans le développement de l’œuf et les soins aux petits. C’est ainsi que, massivement, les femelles oiseaux auraient opté pour un comportement coopératif, nécessaire à la réussite du baiser cloacal.
Et le processus sélectif de l’évolution serait passé par la capacité qu’a toute femelle de faire avorter l’embryon fertilisé par une copulation non acceptée en abandonnant l’œuf…
Curieusement, et pendant longtemps, les ornithologues se sont préoccupés de la question subsidiaire : pourquoi certaines espèces d’oiseaux présentent-elles un pénis ? Cela pourrait concerner les espèces qui copulent sur l’eau, celles qui sont de grande taille, celles qui ont des difficultés à tenir en équilibre pendant la monte ou encore celles qui veulent s’assurer de leur paternité, le mâle coopérant à l’élevage des petits. Chez les émeus, le père, seul, incube et élève…Chez les kiwis, les émeus, les autruches, chaque œuf, par sa taille rapportée à celle de la femelle, représente peut-être un investissement trop important pour être perdu…
Quant à notre prodige argentin, la taille inégalée de son trophée nous impose une description circonstanciée et quelques conjectures. L’interminable pénis d’Oxyura vittata est spiralé, présente à sa base une couronne d’épines (ô martyre de la sexualité) bien dessinée et à son sommet une manière de plumeau, sorte de goupillon ou écouvillon, en anglais bottle-brush. Comme l’érismature ornée copule assez violemment, et dans une joyeuse mêlée, l’extrémité plumeuse de son pénis servirait à évacuer le sperme d’un compétiteur précédent, les canards étant connus pour montrer un taux très élevé de copulations forcées. Dans le cas de notre petit héros, la longueur de l’organe et son ornementation constitueraient un facteur d’attraction pour les femelles et un avantage décisif dans la compétition spermatique. Considérant le vote massif précédent des femelles, c’est à croire que la gent ailée féminine n’a pas su, dans son ensemble, ce qu’elle voulait ! Des questions demeurent. Quelle portion de son avantage le mâle introduit-il ? Quelle est la configuration exacte de l’oviducte de la femelle et celle-ci la rend-elle particulièrement difficile à pénétrer ?
Face au bricolage protéiforme de l’évolution, on ne peut pas ne pas penser aux fantaisies tantôt grotesques, tantôt risiblement faustiennes de l’homme contemporain qui bégaie son absurde « tout est possible, tout est permis ». Ayant rencontré le vaillant canard et ses conquêtes, on ne verra plus de la même manière le salarié, le figurant de l’industrie pornographique asséner un coup de son inflexible attribut à sa proie extasiée. ( ?) Au chapitre confidentiel des gens qui prétendent penser, on songera à Abraham Moles (1920-1992), sociologue-cybernéticien, légitimement moqué par les situationnistes pour avoir envisagé, avec un douteux intérêt, la création de femmes à n séries de seins, ou à tel « philosophe » hédoniste pour qui le bistouri n’est pas à écarter quand il s’agit, par quelque rallonge effective, de célébrer le culte sans fin du plaisir.
Erismature signifie, étymologiquement et littéralement, queue qui se voit de loin (les plumes de sa queue sont verticales…). Un m’as-tu-vu notre canard ? Si oui, il fait diablement penser à une espèce dont l’avenir se discute ces derniers temps, avec celui de sa planète.
– Source :
Nature, 413, 128 (13 September 2001)