Pièces de rechange

Qu’elles s’enracinent dans les allées du jardin d’enfants ou dans les rugosités des bancs de l’école, les amitiés qui remontent à loin ont souvent pour origine une inaptitude commune.
Je partageais avec M. une irrésistible propension à regarder par la fenêtre, tandis que nous subissions de conserve les secousses répulsives du docte système lycéen. Le père de M. avait laissé une jambe à la bataille de Colmar, et nourri ainsi, littéralement, la terre d’où j’allais surgir. Le mien, de père, rêveur invétéré, se nourrissait pour l’essentiel de récits de guerre navale ou d’ascension cardinalice, et plus encore de larges rasades de bière, de vin, de digestif, et avait perdu le bras gauche un jour d’ouverture de la pêche, passager malheureux d’une automobile faisant un tonneau sur une route verglacée. Pour me vanter de ce qui nous singularisait si nettement, ou bien par défi, j’eus, une fois, une inspiration dont je suis encore fier aujourd’hui (occurrence peu fréquente), et dont je me flatte toujours qu’elle puisse scandaliser (exclusivement) les imbéciles ; un jour, je dis à je ne sais plus qui : « M. et moi, nous avons, à nous deux, un père entier et beaucoup de pièces de rechange. »

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