Mais que dire alors de ce que furent leurs vies…
Nous vivons dans un temps où les plaintes semblent s’élever de toutes parts, où l’affliction frapperait sans relâche ; la victime, figure omniprésente d’un journalisme quelque peu dévoyé, distrait nos jours en offrant des motifs de compassion facile. Et les faits ont beau indiquer que jamais l’humanité n’a atteint un tel degré de développement, un tel niveau de vie, s’imposent sur toutes les ondes les mots de déséquilibre, d’inégalités, de menaces, comme si à la peine devait s’ajouter, pour faire bonne mesure, l’obsession de la possibilité de nouvelles peines.
Mais serions-nous des humains d’un type nouveau, comme on en trouve dans la science-fiction de bas étage ? Deux propos pour, peut-être, nous réveiller, qui concernent la vie et l’art de deux très grands musiciens : Heinrich Schütz (1585-1672) et Henry Purcell (1659-1695).
Purcell d’abord, au mépris de la chronologie. Il naît au terme exact de la dictature puritaine de Cromwell (1649-1659) ; pendant ces années, l’apprentissage, la composition, l’exécution de la musique sont bannis des lieux de culte et confinés à la sphère privée, auberges et tavernes relevant de cette dernière. Paradoxalement, on ne fit jamais autant de musique chez soi que pendant ces années puritaines et le lord-protecteur (Cromwell) lui-même ne dédaignait pas de faire jouer sa «musique de cour» dans ses résidences officielles. Le «maître de la musique» était l’organiste John Hingston, futur parrain de Purcell. On pouvait aller, dans le secret de la chapelle privée du dictateur protestant, jusqu’à écouter les motets latins d’un compositeur catholique ! Henry est fils et neveu de musiciens (Henry senior et Thomas) venus à Londres à la fin des années 1630 pour appartenir à la Chapelle Royale, puis disparus pendant les guerres civiles de 1642 et 1648 et réapparus dans les années cinquante.
A la Restauration (1660), les affaires (publiques) de la musique reprennent, à la cour, à l’abbaye de Westminster, au théâtre, dans l’édition ; la situation de la famille Purcell est très satisfaisante : l’éducation musicale du petit Henry commence sous les meilleurs auspices… Henry a cinq ans lorsque son père meurt subitement, peut-être d’une tuberculose. A cette perte dont on imagine la résonance vont s’ajouter, dans les deux années qui suivent, deux évènements majeurs et terribles dont les anglais conservent le souvenir : la Grande Peste (1665) qui ravage Londres et ses environs, lui enlevant un habitant sur cinq (plus de quatre-vingt dix mille morts) ; le Grand Incendie qui, l’année suivante, mit à la rue les deux tiers des londoniens qui n’avaient pas succombé à l’épidémie de peste. A propos de la grande Peste de Londres, il faut d’ailleurs lire un livre méconnu et prodigieux, Journal de l’année de la peste, écrit par quelqu’un qui avait l’âge de Purcell à l’époque, Daniel Defoe, et qui publie son ouvrage en 1722, ayant créé cette fiction journalistique à partir d’archives et de témoignages du temps.
A sept ans, Purcell avait vécu la perte de son père, puis la mort universelle, horrible et nauséabonde des pestiférés, enfin la destruction vorace et impitoyable du feu purificateur. De 1681 à 1687, Purcell, marié depuis peu, va perdre ses quatre premiers enfants, tous des garçons, à quoi s’ajoute la disparition de son oncle Thomas et de son parrain, John Hingston. Voilà pour le plateau de la balance qui contient malheurs, deuils, adversité ; son poids paraît presque surréaliste… Dans l’autre plateau, on trouve une éducation musicale qui se poursuit parmi les Enfants de la Chapelle Royale (les douze meilleures voix du royaume), un apprentissage auprès de maîtres parmi les meilleurs, des dons vite reconnus qui conduisent non moins vite à la notoriété. A vingt ans, il est titulaire de l’orgue de Westminster, au pied duquel il sera inhumé seize ans plus tard. On ne va pas retracer la carrière de Purcell sinon pour en extraire de quoi peindre à grands traits le portrait d’un homme qui, assombri continûment par les deuils, a su faire du langage de la souffrance une seconde nature artistique qu’il a haussée au sublime.
Mais ce créateur de génie fut aussi un homme jovial et drôle ayant composé des catches (chansons de taverne) très paillards et à l’humour ravageur. Constamment au travail (composition, exécution, enseignement…), littéralement surmené, il aimait s’attarder à la taverne fort avant dans la nuit pour vider des chopines en conversant et en griffonnant sur un coin de table ses fameuses chansons lestes. Ce mélodiste de première grandeur a fait coïncider langue et musique mieux qu’aucun musicien baroque et on s’accorde à dire qu’il a fait chanter la langue anglaise (difficile parce que fourmillant de consonnes) comme jamais avant ni jamais après lui. Il suffira d’entendre tel lamento de Didon et Enée ou l’air du génie du froid dans le Roi Arthur pour s’en convaincre. Musicien de cour, musicien d’église, musicien de théâtre… Purcell fut aussi un pédagogue remarquable par ses conceptions et sa liberté d’esprit. Comme Bach, il recommandait, pour apprendre, de recopier les partitions des meilleurs auteurs, ce qu’il avait fait lui-même et avec quel résultat ! Musicien ambitieux et homme modeste ; royaliste par loyauté et reconnaissance (du ventre) ; anglican mais qui épousa la fille d’un catholique flamand et choyait ses amis de même confession ; traditionaliste (il est fasciné par la polyphonie de la renaissance et les madrigalistes anglais), il est profondément novateur (il acclimate les styles italien et français) ; Purcell n’a jamais quitté l’Angleterre, une preuve par k.o qu’on peut ne pas sortir de sa chambre et cependant accueillir toutes les influences extérieures, les assimiler et prendre part, de façon éclatante, à la création universelle ; il semble qu’il n’ait pas eu d’ennemi. Seule ombre sur la réputation du premier des musiciens anglais (Haendel est un allemand qui fait carrière en Angleterre), il n’aimait guère et les Français et leur musique ! Le soir du 21 novembre 1695 Purcell fut emporté brutalement, à l’âge de trente six ans. On hésite à voir un effet de sa délicatesse ou de son humour dans le fait qu’il s’éteignit la veille de la Sainte-Cécile, patronne de la musique…
Heinrich Schûtz est né trois-quarts de siècle avant Purcell, en Saxe ; il est considéré comme le plus grand compositeur allemand avant Bach. Il étudia avec les géniaux polyphonistes italiens (vénitiens) Gabrieli et Monteverdi ; à la charnière de la Renaissance et du Baroque, son œuvre (musique sacrée, madrigaux, premier opéra allemand, aujourd’hui perdu à l’exception de son livret…) forme une synthèse remarquable de la tradition protestante allemande et de l’expressivité italienne. En partie contraint par les horreurs de la guerre de trente ans, il voyagea beaucoup, faisant le tour des cours allemandes, séjournant longuement à Venise, Copenhague ; à Dresde, il fut pendant longtemps Maître de Chapelle de l’Électeur de Saxe. Comme Purcell, il est organiste. Mais de quelles douceurs fut remplie son existence ?
Le parallèle avec le grand Anglais est frappant dans la réussite comme dans l’adversité. La petite ville de Saxe où il vient au monde a perdu, huit ans auparavant, le tiers de sa population par suite de la peste ; il a quatre ans quand on brûle, en une journée, dans un couvent voisin, 133 sorcières. Le siècle est hanté par la mort et, désormais, après Galilée, l’homme est livré à la solitude des espaces infinis (le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie écrivait Pascal) ; le rythme des saisons est supplanté par la cadence mesurable, inéluctable des minutes et des secondes de l’horlogerie.
La vie de Schütz est particulièrement marquée par les atrocités de la guerre de Trente ans (1618-1648). Sur fond de rivalités entre la plupart des puissances européennes et d’opposition entre protestantisme et catholicisme, ce conflit est d’une cruauté inouïe : tortures, viols, massacres de populations entières. On se souvient de ces grappes de fruits ambigus – des pendus aux basses branches d’un arbre – immortalisées par les misères de la guerre du dessinateur et graveur français Jacques Callot (1592-1635).
Quand on sait enfin que, dans sa vie personnelle, Schütz perdit en quelques années ses parents, sa très jeune épouse, son frère unique et ses deux petites filles, on croit rêver en le lisant et l’entendant nous dire que son existence fut presque pénible ! Et dire qu’il semble parfois, à nous entendre, que nous vivons des temps sombres et difficiles… Et que laisserons-nous à la civilisation, en dehors des sciences et techniques, à part un gros rire et des bouffissures ?