Un ami, musulman fervent, m’aperçoit à bord d’un tramway, les yeux rivés aux pages d’un livre, luttant silencieusement contre la vulgarité tonitruante de hordes étudiantes. « Encore en train de dévorer » dit-il en s’approchant. Je lui réponds : « Non – je pignoche. » Pas moyen de mieux définir, dans l’instant, ce à quoi je m’emploie : manger sans appétit, me nourrir par petits morceaux, spirituellement s’entend. Les peintres, dans leur argot, utilisent aussi ce verbe pour indiquer la minutie des petits coups de pinceaux… L’un dans l’autre, c’est ainsi que je dessine la carte de mon univers mental, sans espoir de jamais tirer le dernier trait. La forme pronominale – se pignocher – existe également ; Victor Hugo, athlète raffiné de la langue, en fait usage pour restituer les rudes échanges des bas-fonds de la Mythologie. Achille et Hector se pignochent, ils se battent, échangent des coups. L’ami s’éloigne. Je le sais très seul, à la recherche du sens et des origines. A part moi, je forme ce vœu : Dieu ou Allah fasse que jamais nous n’en venions à nous pignocher.