Serendipity, Kairos et Loi de Lévy.

Rapportée à l’érudition vraie, la culture générale ne saurait être autre chose qu’une simplification éhontée, mais, cela su et dit, rien n’empêche d’essayer de mettre autant de rigueur à la généralité qu’à l’élaboration d’une poussière tombée d’un livre dans un crâne vide (telle est la définition que propose Ambrose Bierce, écrivain et journaliste américain (1842-1914 ?), à l’article érudition de son savoureux et très profond Dictionnaire du Diable.)

Serendipity : le mot est forgé par l’écrivain anglais Horace Walpole dans une lettre à un ami datée du 28 janvier 1754. Il s’y réfère à un conte persan, qualifié d’idiot, intitulé Les trois princes de Serendip. Serendip est, en vieux-perse, le nom du Sri Lanka, lui-même dérivé du sanskrit Swarnadip. Les trois jeunes altesses du conte voyagent à l’étranger où elles font des découvertes inattendues en exerçant leur sagacité à partir d’indices ténus. Elles se savent, par exemple, précédés par un chameau borgne puisque un bord du chemin a été brouté, malgré son herbe sèche, tandis que le bord opposé présente une herbe luxuriante et intouchée… Voltaire se serait inspiré de la notion dans son Zadig quand le héros décrit une chienne et un cheval en déchiffrant des traces sur le sol.

La Serendipity consiste donc en une démarche d’investigation réussie avec comme point de départ  une observation sans signification apparente ou évidente. La science,  mais aussi la cuisine, regorgent de ces inventions ou améliorations qui doivent tout au hasard (ne parle-t-on pas d’un heureux hasard, heureux étant, au moins phonétiquement, proche parent d’heuristique), certes, mais dont le facteur concluant tient à la culture de l’observateur, à sa fraîcheur d’esprit, à son sens de l’à-propos. La pénicilline, le Lsd ou la tarte Tatin n’auraient peut-être pas vu le jour sans la réunion de ces éléments. Albert Hofman (1906-2008), placide et ingénieux pharmacologue helvétique, doit la découverte des propriétés hallucinogènes du Lsd au fait que, étant en train de synthétiser une fois encore la substance, il en absorba une quantité infime par le bout de ses doigts contaminés et vit son esprit et ses perceptions étrangement modifiés. Le travail tenace d’un chercheur allait ouvrir la voie aux innocentes, mais parfois catastrophiques, frasques mentales des explorateurs psychédéliques.

En chimie, pharmacologie, biologie et médecine, physique et astronomie, les exemples sont innombrables de découvertes que l’on peut attribuer à des résultats aberrants ou inattendus qui ont réorienté la démarche du chercheur, stimulé sa sagacité et permis un saut dans la compréhension de phénomènes que les préjugés et les concepts jusque-là formés empêchaient d’observer en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Il n’est pas exclu qu’il y ait quelque chose d’approchant la serendipity dans ce qui permet de franchir ce que Gaston Bachelard (1884-1962) appelait les obstacles épistémologiques (impossibilités, impasses résultant de l’appréhension, de la conception de la réalité à un moment donné de l’histoire de la pensée et de la science, résultant des superstitions inhérentes à la langue, etc.).

En voilà assez pour la définition d’une disposition mentale qui tire sa puissance de l’association de  présupposés fluctuants et vagues (sagacité, ingénuité vraie ou fausse, curiosité universelle…) et de résultats proprement révolutionnaires quant à leur nouveauté et au changement de paradigme (de modèle) qu’ils entraînent. Fort éloignée du tour de passe-passe, la serendipity ne peut éclore que dans des conditions que Pasteur (1822-1895) a subtilement commentées : «…dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés.» Pour les amateurs de sémantique, il faut noter que notre époque, jamais avare de passe-temps ineptes ou futiles, a établi que le mot serendipity est un des dix mots anglais les plus difficiles à traduire (enquête de juin 2004 réalisée par une compagnie de traduction…).

Dernière minute : au sujet de deux physiciens récompensés par un Prix Nobel pour avoir mis au point un capteur en silicium qui est à la base de la technologie des appareils photo et caméras numériques, un journaliste écrit assez justement qu’ils ont inventé… quelque chose qu’ils ne cherchaient  pas.

La Loi de Lévy se voudrait une invention plaisante et très amicale ; et, à nos yeux, elle n’est pas que cela. Elle éclaire d’un jour complémentaire et surprenant la serendipity et le kairos, dont nous traiterons in fine. Son origine est la suivante : je me flatte d’avoir mérité l’amitié d’un brillant et séduisant professeur de médecine, physiologiste et spécialiste reconnu du sommeil ; et comme mon snobisme ne connaît pas de limites, je lui ai demandé de bien vouloir être mon médecin traitant. Un jour qu’il examinait un cliché pulmonaire du fumeur que je suis redevenu, je l’entendis marmonner « il ne faut pas regarder ce qu’on cherche ». Je compris incontinent ce qu’il voulait dire, ayant sans doute été préparé par les rencontres fertiles de serendipity et de kairos. La Loi de Lévy indique qu’il ne faut pas chercher du regard ce qu’on s’attend à trouver, car on risque ainsi de passer à côté de ce qui crève les yeux et qu’on ne cherchait pas. Edgar Poe (1809-1849) n’indique pas autre chose, mais bien plus mystérieusement,  dans sa célèbre nouvelle La lettre volée où divers protagonistes cherchent en vain une lettre compromettante et donc, par nature, supposée bien dissimulée. Le détective mettra la main dessus en changeant, mentalement, son fusil d’épaule : il postulera avec justesse que la lettre est offerte à la vue de tous (on l’a seulement glissée dans une banale enveloppe).

Une réminiscence, encore, en rapport avec le regard qui trouve, qui découvre, là où l’œil habituel est frappé de cécité : cette remarque du physicien Robert Oppenheimer (1904-1967) qui disait à un interlocuteur, en désignant des gamins en train de jouer dans la rue, que ces derniers étaient dotés de qualités de spontanéité et de fraîcheur dans l’observation qui font défaut au plus confirmé des savants adultes. Décidément, pour trouver, il ne faut pas regarder ce qu’on cherche, il faut seulement (et non pas simplement) regarder, et se préparer à trouver ce qu’on ne cherchait  pas !

Le Kairos vient du fond des âges, il porte les traces directes les plus anciennes de notre anthropologie, celle de la Grèce archaïque et classique. Il fallait lui réserver l’écrin de la conclusion. Le mot signifie occasion propice ; il est un des deux mots, en grec, pour exprimer le temps. Chronos étant le temps linéaire, la quantité de temps qui s’écoule, kairos est l’épaisseur du temps, sa qualité, son ouverture, le moment (qui ne reviendra pas) où tout peut s’infléchir. Le nombre des domaines où on note son usage est troublant (on dirait d’infinies déclinaisons de la destinée) : médecine, stratégie, politique,  rhétorique, droit, morale, arts du navigateur, du cocher, de l’archer ou du tisserand… Aristote définira le kairos comme le moment et le contexte  dans lesquels la preuve est obtenue, ce qui nous ramène à la découverte scientifique. Kairos est le plus jeune fils de Zeus (lequel est fils de Kronos et petit-fils d’Ouranos…), son hérédité expliquant au moins  ce que son intervention peut receler de prodiges et de déconvenues.  Les latins en feront le concept d’occasio et s’en inspireront pour dessiner les traits de la déesse Fortuna. Le nouveau testament voit dans le kairos le moment choisi par dieu, par la voie du sacré, pour faire irruption dans la condition humaine ; dans l’ordre profane, on peut songer aux épiphanies (proprement, manifestation d’une réalité cachée) de James Joyce (1882-1941), ces moments où se livrent des aspects de la réalité et des relations entre individus habituellement dérobés à la banalité du regard.

Un traducteur anglo-saxon d’Aristote a pu dire que le terme kairos n’avait d’équivalent précis dans aucune langue. Ce n’est en aucun cas une raison pour laisser les gourous et autres  coaches en management ou en développement personnel s’en emparer : ces gens-là sont capables de faire des horreurs à partir des choses les plus belles.

La tradition rapporte que le sculpteur grec Lysippe (395-305), portraitiste attitré d’Alexandre le grand, avait fait une statue de Kairos, divinité de l’instant fugitif, l’occasion favorable qui peut aller contre le lourd destin de l’homme. Sur son front figurait une touffe de cheveux personnifiant l’occasion fugitive ; le reste de son crâne était chauve, représentant l’occasion manquée qu’il est vain de vouloir retrouver.

Qu’on me passe cette ambition excessive, mais Kairos est peut-être une gigantesque métaphore de la condition humaine : une main lancée à la volée qui manque  son but et se referme absurdement sur un crâne glabre.

3 réflexions sur “Serendipity, Kairos et Loi de Lévy.”

  1. Ah… j’ai la balle du »quoi qu’il en soit » qui est partie toute seule !

    « Décidément, pour trouver, il ne faut pas regarder ce qu’on cherche, il faut seulement (et non pas simplement) regarder, et se préparer à trouver ce qu’on ne cherchait pas ! »
    Autrement dit, être apte à recevoir, avec peut-être toujours cette question du conditionnement en filigrane.. (et oui donc le travail spontané prôné par les surréalistes, du coup le titre de votre blog aujourd’hui découvert m’a fait pensé au revolver à cheveux blancs).

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