La dernière sortie d’Albert Cossery ou le règlement à la française

Albert Cossery (1913-2008), écrivain égyptien de langue française, a considéré comme il convient la gloire, la puissance et l’ordre. Il a passé sa vie, sans jamais travailler, dans une chambre exiguë d’un hôtel de la rue de Seine, au cœur de Saint-Germain-des-Prés. Le plus clair de son temps s’est écoulé à contempler silencieusement (sur la fin, le cancer l’avait, sans qu’il en éprouve le moindre regret, rendu presque muet) les belles passantes, à l’intérieur d’un triangle délimité par la rue de Seine, le café de Flore et le Jardin du Luxembourg (où il déplorait la gratuité nouvelle des fauteuils, contradictoire selon lui avec leur disponibilité aux beaux jours).

Son refus de toute pompe, de tout honneur, sa méfiance ricanante et emportée contre les roueries brutales du pouvoir n’ont pas empêché un Président de la République qui se disait socialiste de l’emmener en voyage officiel en Egypte. Ami de Camus ou de Giacometti, il avertit ce dernier que le tableau qu’il lui offrait, il le vendrait pour subvenir à son seul besoin : aller et venir sans contrainte ni possessions.

On recommande aux jeunes générations de courir acheter les deux volumes de ses oeuvres complètes (Editions Joëlle Losfeld), ou, à tout le moins, de lire Mendiants et orgueilleux et La Violence et la Dérision. Elles y retrouveront le petit et moins petit peuple du Caire, du mendiant au gandin en passant par de somptueuses hétaïres et un professeur de philosophie en rupture de pédagogie, tout droit sortis de la jeunesse idyllique et oisive de Cossery qui les fera vivre sans relâche, soixante-dix ans durant, dans huit petits livres. C’est dire l’intensité moyenne de la journée de travail de l’auteur qui, à la question : “Pourquoi écrivez-vous ?”, répondait avec une superbe cohérence : “Pour que quelqu’un qui vient de me lire n’aille pas travailler le lendemain”. Ses phrases ciselées, remplies chacune de dynamite subversive, sont autant de flèches dans les flancs d’une société inégalitaire et violente mâtinée de religion et de tracasseries policières.

Cossery offre une leçon radicale de liberté et de révolte pour moins de cinquante euros ; voilà qui ne mérite même pas le nom d’aubaine commerciale. On devrait plutôt parler de don.

A quatre-vingt-quatorze ans, lassé de humer le vide des nuits d’un Saint-Germain-des-Près devenu un cénotaphe, survivant à deux cancers de la gorge largement mérités par des séries sans fin de cigarettes, il a chu, nu, sur la pauvre moquette de son réduit. Dans un dernier geste de pudeur, il a ramené sur son corps maigre, et désormais peu mobile, un couvre-lit en guise de poêle funèbre. La direction de l’hôtel, sans doute sincèrement peinée, a demandé aux services de la voirie des existences comment il fallait évacuer son corps sans vie.

Eh bien, apprends, étudiant ambitieux ou toi rêveur qui n’auras pas de retraite, que la France, terre supposée des Droits de l’Homme (on va voir ce qu’il en est de sa dignité), stipule, dans un de ces règlements grotesques dont elle a le secret, que quiconque meurt à son domicile a le choix entre le légendaire secours des pompiers et la componction efficace des pompes funèbres. Mais qui meurt sur la route (c’est-à-dire en dehors de son domicile) doit faire l’objet d’une enquête quant aux conditions de son trépas. C’est, dans ce cas, au fourgon de police qu’on a droit, en attendant les constatations d’usage. Albert Cossery habitait depuis plus de cinquante ans le même hôtel ; ce n’était pas, n’est-ce pas ? son domicile. Il fut emporté dans un fourgon de pandores – et pourquoi pas enveloppé dans une pèlerine de gardien de la paix ? Le propriétaire de l’hôtel y a vu une ironie du sort, bien dans le goût d’Albert, grand contempteur des pouvoirs établis. Je couche parfois dans cet hôtel vétuste et prisé des intellectuels de pacotille, refuge aussi des touristes près de leurs sous. Je ne suis pas sûr que je partage l’humour joyeux et progressiste – « distancié » – du propriétaire. Ne pas rendre les derniers honneurs à une dépouille signe le dernier degré de la barbarie. Pauvre règlement à la française, ton ridicule échouera toujours à te tuer. Mais à quoi bon vivre si, au rebours de tout ce que l’histoire a engendré jusqu’ici, le couronnement d’une civilisation s’incarne dans un geste stérile, idiot et barbare. Avant-hier encore, les barbares apportaient avec eux du sang neuf.

Exit Albert Cossery et sic transit gloria mundi. Bonsoir, Monsieur Cossery, car ainsi passe la gloire du monde et, avec elle, celle du règlement à la française.

Envoi : jeunes gens de tous les pays, lisez Albert Cossery ! Il lèvera pour vous, à tout jamais, le rideau des illusions de carrière et de réussite qu’on vous a si péniblement, si malencontreusement inculquées. Et vos ambitions, hormis celle d’être un humain parmi d’autres humains, ne vous sembleront plus que des peaux de chagrin.

A voir :

Interview d’Albert Cossery (30.05.1991) sur le site des archives de la Radio Télévision Suisse.

Une Vie dans la Journée d’Albert Cossery, un documentaire à voir sur le site de Sophie Leys qui propose également un court métrage, Tourner la page, un film de Sophie Leys sur une idée d’Albert Cossery.

Sources :

Albert Cossery, Oeuvres complètes (2 volumes), éditions Joëlle Losfeld, 2005.

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