Mourir


A en juger par les tartarinades et les lieux communs pondéreux qu’elle inspire, la mort est notre lancinante obsession en même temps que le trou noir (la page blanche) de notre conscience. Qu’on y loge un ultime coït pour rendre les derniers honneurs au tyran Plaisir ou qu’on y prononce des paroles édifiantes pour amadouer les puissances de l’au-delà, il s’agit toujours de faire la nique à la faucheuse, de lui couper l’herbe sous le pied.

Arthur Schnitzler (1862-1931), dramaturge, nouvelliste, romancier et médecin spécialiste (orl) viennois sut aussi discerner les vibrations de l’âme dans l’appareil phonateur des cantatrices. Notre époque savante retiendra de lui, à grand peine, que Stanley Kubrick a adapté une de ses nouvelles (Traumnovelle 1926) dans son film Eyes Wide Shut (1999). On peut le préférer à Stefan Zweig (1881-1942), plus prolixe, pour ses talents évocateurs des compartiments poreux de la conscience et de ses dépendances (il semble qu’il ait été le premier, en langue allemande, à utiliser le procédé du monologue intérieur (Le Lieutenant Gustel 1900), promis à un copieux avenir.) En réponse à une allusion au fait qu’il traitât toujours des mêmes sujets (la marque des vrais auteurs), il eut ce mot : « Je n’écris que sur l’amour et la mort. Y a-t-il d’autres sujets ?» Dans Mourir (Sterben 1895), un jeune couple est confronté au verdict médical de condamnation du mari. Ce dernier, stoïque, exhorte sa femme à se préparer à être heureuse sans lui ; mais le masque se fissure et il finira par vouloir qu’elle partage son sort dans un suicide conjugal…

Freud, qui ne se trompait ni sur sa valeur ni sur celle de ses rivaux (par l’acquiescement ou l’exclusion), ne rencontra, tardivement, Schnitzler qu’une fois, en une occasion mondaine, mais il entretint avec lui une correspondance dans le cours de laquelle il lui fit deux aveux qui présentent autant d’intérêt pour l’histoire de la psychologie que pour celle de la littérature. Lettre du 12 janvier 1906 : « Je me suis souvent demandé d’où vous teniez la connaissance de tel ou tel point caché, alors que je ne l’avais acquise que par un pénible travail d’investigation, et j’en suis venu à envier l’écrivain que déjà j’admirais. » Lettre du 14 mai 1922 : « Je vais vous faire un aveu que vous aurez la bonté de garder pour vous par égard pour moi et de ne partager avec aucun ami ni aucun étranger. Une question me tourmente : pourquoi, en vérité, durant toutes ces années, n’ai-je jamais cherché à vous fréquenter et avoir avec vous une conversation ? […] La réponse à cette question implique un aveu qui me semble par trop intime. Je pense que je vous ai évité, de crainte de rencontrer mon double.»
Adolf Hitler, critique théâtral autrichien renommé, qualifia l’œuvre dramatique de Schnitzler, corpus qui ne s’embarrasse certes pas de périphrases, d’ «ordure juive».

Le Collège de France peut presque tout quant au savoir, et presque rien contre la mort. Mais la manière, qu’une locution associe à l’art, peut faire une certaine différence. On pense, entre autres, à deux professeur de la noble institution : Marcellin Berthelot (1827-1907) et René Leriche (1879-1955).
Berthelot, chimiste, historien des sciences et homme politique a presque quatre-vingts ans lorsque son épouse, à laquelle il est très attaché, s’éteint. Quelques instants plus tard, au moyen d’une de ces substances qu’il connaît intimement, le très vieux Werther rejoint celle qu’il aime. La bonne société du temps feindra de s’extasier sur cette coïncidence romantique pour mieux passer sous silence l’infraction à la loi religieuse. Lors du transfert des cendres de Berthelot au Panthéon, on décidera de ne pas séparer les époux, y faisant entrer, en une sorte de contrebande, la première femme !
René Leriche, chirurgien et philosophe de la chirurgie, fut un opérateur talentueux et infatigable, un émule de Claude Bernard, un adversaire résolu de la douleur et du traumatisme post-opératoire. Le cœur fatigué, à la fin d’une longue carrière, il est assis devant sa machine à écrire lorsqu’il ressent un malaise. Déjà affecté par un œdème du poumon, il sait qu’il s’agit d’un deuxième assaut. Continuant la tradition immémoriale des cliniciens qui ne s’excluent pas comme objet d’étude, il dit à sa femme : « Jamais deux. Celui-ci ne pardonnera pas. C’est fini… » Et il garde paupières et lèvres closes pour éviter tout pathos…

La Physique, quoique synonyme de Nature chez les grecs, n’a pas davantage d’entregent quand il s’agit de convaincre la camarde de renoncer à sa mesquine besogne. Et pourtant Richard Feynman (1918-1988) a bien mérité de la connaissance comme du genre humain. Il n’est pas seulement le grand physicien des gazettes spécialisées, sa curiosité a épargné peu de choses, du déchiffrement des hiéroglyphes mayas à la magie rythmée des percussions, en passant par la petite république turcophone de Tuva (sud de la Sibérie) dont l’ours soviétique lui refusa l’accès malgré des promesses lénifiantes. Son humanisme trouve un couronnement dans le courage avec lequel il affronta un cancer pugnace puis s’est reconnu vaincu.
Au moment de quitter un monde mêlé d’ondes et de corpuscules, lesté d’un quantum suffisant de souffrances, Feynman eut ces derniers mots : «I’d hate to die twice, it’s so boring… » (Je revendique la traduction suivante : «Je détesterais mourir une seconde fois, c’est tellement chiant…»)

On connaît la cigarette du condamné qui est, si l’on peut dire, un élément du savoir- vivre en société, et un paradoxe d’un cynisme sans mélange. Italo Svevo, littéralement Italien Souabe, (1861-1928), italien né à Trieste, dont on n’aura pas le temps ici de dire la grandeur et les mérites, est l’auteur de deux romans parmi les plus rares du siècle dernier : Sénilita et La conscience de Zeno dans lequel il tisse des variations autobiographiques, marquées au coin de la psychanalyse naissante, sur le thème du sevrage impossible et de la dernière cigarette. Le destin d’Ettore Schmitz (son vrai nom) le fit mourir des suites d’un banal accident d’automobile, apparemment sans gravité. Etant dans une demi-conscience et veillé par son petit-fils, il demanda à celui-ci une cigarette. Son descendant la lui refusa avec ménagement. Retournant à son agonie, Svevo murmura : « Dommage, celle-ci serait vraiment la dernière. »

«On meurt dans l’état précis où on est né : avec des mains faites pour saisir et incapables de serrer.» Italo Svevo, La conscience de Zeno.

Une réflexion sur “Mourir”

  1. … »Adolf Hitler, critique théâtral autrichien renommé »…. cher Monsieur Fandre, on me dit qu’il aurait été bien plus compétent dans d’autres domaines…
    … »Le Collège de France peut presque tout quant au savoir, et presque rien contre la mort »…bien sûr et c’est bien connu, seule l’Académie Française présente quelques garanties quant à l’immortalité…

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