Triple A

Il y a un certain temps que les menteurs de la finance ne nous ont pas gratifié de leurs notations mensongères, lesquelles sont autant de façons de tromper l’épargnant pour lui vendre des titres de créance sans valeur… Afin de célébrer ce court répit, et sachant que seuls les produits de l’esprit devraient mériter les n étoiles de la faveur, j’ai résolu d’appeler l’attention du public sur trois personnages de l’antiquité, d’entre le cinquième et le quatrième siècle, qui devraient figurer au panthéon de quiconque se préoccupe de comprendre. Le premier est Aristippe de Cyrène à qui on attribue la fondation d’une école hédoniste dite cyrénaïque, et dont la semence donna le jour à une des trop rares femmes philosophes de tous les temps, Arété, sa fille et continuatrice. Un jour qu’Aristippe banquetait à l’invitation de Denys, tyran de Syracuse, il eut une répartie insolente qui mécontenta son hôte et lui valut d’être renvoyé au bas bout de la table. Peu affecté d’être ainsi mis à l’écart, il en rajouta, disant en substance au tyran : « On dirait que vous voulez honorer la place que vous venez de me donner par rétorsion ! » Dans les temps que nous vivons d’écœurante servilité devant un pouvoir qui ne dispose pas (encore) de la faculté de couper les têtes (au sens propre), Aristippe fait montre d’une sorte de sainteté : celle du courage de l’autonomie personnelle face à l’arbitraire. Au rebours de pareille vertu, ceux qui, aujourd’hui, ont dîné à la table du petit roi-enfant s’en vanteront et gargariseront jusqu’au terme de leurs jours, devant le micro tendu de l’inévitable journaliste, ce diligent ramasseur de crottin. Moins connu que Diogène, son successeur et disciple, Antisthène est le second personnage, fondateur du très radical mouvement cynique. Puisqu’ils avaient fait vœu implicite d’extrême pauvreté, par refus de tout ordre et mœurs établis, l’accoutrement des cyniques se composait d’une pièce d’étoffe grossière pour tout vêtement, d’un bâton, d’une besace et d’une écuelle. Le bâton est décisif, son usage premier et efficient consistait à écarter (pour qu’ils n’y reviennent plus) les disciples et les importuns, quel que fût leur rang ou leur puissance. C’est ainsi qu’Antisthène accueillit l’insistante demande d’initiation de Diogène, qui n’en démordit pas pour autant. La parfaite indépendance du cynique, son refus sans discussion de tous les conformismes, jettent une lumière crue sur les petits marquis sortis de nos écoles dites grandes qui s’entre-piétinent dans les allées du pouvoir et incarnent de curieux convives pour un banquet républicain. J’ai gardé pour la bouche qu’on dit bonne mon préféré, Antiphon, aristocrate qui a comploté contre la démocratie d’Athènes et fut pour cela contraint de boire la ciguë, quoiqu’il eût tous les talents (éloquence de l’orateur judiciaire, discernement du sophiste, culture scientifique, hardiesse morale d’un hédoniste libertaire…) – tout pour faire un démocrate exemplaire (mais dans une démocratie idéale). Il fut le maître de Thucydide, l’historien. On dit qu’il fut l’ « inventeur » de la cure par la parole, notre grand fétiche contemporain, d’aucuns allant jusqu’à faire de lui le précurseur de la psychanalyse en oubliant un peu vite qu’il abandonna cette activité, après peu d’exercice, au motif explicite qu’il la jugeait indigne de lui (« Trouvant ce métier au-dessous de lui »). Si seulement nos inutiles idiots contemporains, psychologues et psychiatres, savaient s’inspirer de son exemple et mettre au rancart leurs passages à l’acte en même temps que leur psychologie des profondeurs.

 

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