L’ange et le rat

Marx dit quelque part, et peu m’importe où puisque mon faible esprit s’en est nourri, qu’il ne suffit pas que la théorie aille à la rencontre de la réalité mais que, puissante intuition de sa part, il est recommandé que, de temps à autre, la réalité se fraie un chemin vers la théorie. L’onomastique ou science des noms est l’outil anthropologique par excellence, nettement mélangé d’historicité, qui répond à cette merveilleuse exigence. Porter un nom c’est aussi être porté par ce nom. Un épisode tout chaud de notre vie en société permet de le vérifier avantageusement, péripétie relevant tant du fait divers que de la gazette judiciaire et portée à nos oreilles par la dissonante trompette médiatique toujours prompte aux glapissements d’indignation. Voici les faits : en ce temps-là notre république est en proie à un de ces mouvements qualifiés pompeusement de sociaux, lequel s’éternise quelque peu. Des jeunes gens échappés du ghetto de l’aisance, habitants des beaux quartiers et clients des terrasses à apéritif, ont décidé de se coucher à l’aube pour exprimer leur révolte radicale contre la misère du monde. Parmi eux, en mal de guerre civile espagnole, les arrières-petits enfants d’un des plus grands écrivains français du vingtième siècle : Angel et Antonin. À moi prodiges de l’onomastique ! Angel : on voit s’entrebâiller les cieux et voleter des émissaires divins ; Antonin : des empires se font et se défont dans un grand fracas d’armes. À n’en pas douter, des individus si supérieurs ont été conçus sous les moulures de spacieuses chambres haussmanniennes, ils sont les résultats aléatoires de beaux projets de vie. Voulant se montrer dignes de leur fabuleux destin nos deux héros se sont institués défenseurs des migrants, des pauvres, de je ne sais quoi encore, de la Palestine évidemment, etc. En compagnie de leurs camarades du mouvement (social) Bacchanale Nocturne, ils patrouillent dans les rues de la capitale, ulcérés par la multiplication des « violences policières ». Ne voilà-t-il pas qu’ils tombent sur une miteuse petite voiture de police, égarée loin de sa base, isolée. En plein Paris, ils vont, ô paradoxe, faire à cette modeste calèche une conduite de Grenoble. Le pare-brise arrière est pulvérisé, un engin incendiaire est projeté dans l’ouverture pendant qu’un combattant masqué boxe le policier immobilisé derrière le volant. La voiture s’embrase, les deux flics sont faits comme des rats, il s’agit d’un homme et d’une femme, des policiers du rang qui s’extraient en catastrophe du véhicule. Ils se nomment respectivement Kevin et Allison. (Kevin affronte à mains nues, avec courage et sang-froid, un agresseur armé d’une barre de fer que des témoins dissuadent de continuer ; les minus habens du web, toujours à court d’imagination comme d’intelligence, appelleront Kevin le policier Kung Fu). Examinons sous le microscope de la science des noms comment on peut baptiser ses enfants Kevin et Allison. Nous avons vu les circonstances lumineuses de l’engendrement de certains hérauts du progrès, la probabilité est grande que Kevin ou Allison ait été conçu lors d’une soirée bières-cacahuètes sur un canapé acheté à crédit, devant un écran plat acquis plus ou moins régulièrement et animé par des personnages de séries américaines. Cela dit, ces rats-gardiens de l’ordre, tout juste bons à être brûlés vifs, m’inspirent des sentiments de tendresse humaine et de solidarité sociale aux antipodes de ce que me font éprouver les prurits colériques de la jeunesse dorée progressiste. Même si ce n’est vraiment pas de saison, je demande maintenant au lecteur de se recueillir un court instant afin de mieux lire, à haute voix, ce qui suit. « Et en effet, encore qu’un rat autant qu’un ange, et la tristesse autant que la joie, dépendent de Dieu, pourtant un rat ne peut être une espèce d’ange ni la tristesse une espèce de joie. Par là, j’estime avoir répondu à vos objections… » (Lettre à Blyenbergh du 13 mars 1665)  Spinoza a tout résumé. Pour moi, la messe est dite.

 

 

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